La Camera Obscura

2001, l’Odyssée de l’espace ou la maya de narcisse

C’est sur cette belle et verdoyante planète terre, que l’homme s’élabore, s’éloignant lentement de son ancêtre qui était par trop instinctif : le singe, “The Dawn of Man”, l’aube de l’homme. Mais comment l’homme s’est-il élaboré, et par quel moyen ? Regardez ce pauvre animal tout frêle qui ne sait comment chasser. Sa longue et lente évolution si difficile, génération après génération, devant faire face aux prédateurs : cycles de combat évolutif. Un combat de survie qui aurait dû être destiné à la mort, chassés de leurs points d’eaux par d’autres tribus plus puissantes. C’est alors que le grand objet mystérieux fait son apparition, sombre, dérangeant, sur lequel on pourrait projeter à peu près tout et n’importe quoi. Puissance mystérieuse du cosmos ? Objet non identifié ? Alien extraterrestre ? Élément divin ? En vérité, il s’agit bien du miroir même du mystère se reflétant, c’est-à-dire l’inconscient lui-même (racine d’elle même), la materia prima des alchimistes, ce mercure pleins de reflets, pleins de noirceurs, qu’on pourrait nommer plus “scientifiquement” comme C.G. Jung par inconscient collectif : “Ce sont les connexions mythologiques, des motifs et des images qui se renouvellent partout et sans cesse, sans qu’il y ait tradition, ni migration historique. Je désigne ces contenus en disant qu’ils sont inconscients collectifs. […] Point ne sert de se livrer à des spéculations, pour savoir quelle part la conscience prend, par exemple, aux rêves. Un rêve apparait simplement à l’esprit ; ce n’est pas nous qui le créeons avec notre conscience.”

C’est de ce mystère sombre, ces couches profondes, ce néant surressentiel, ce mysterium tremendum, cette alien (issu du latin aliēnus, “qui appartient à quelqu’un d’autre”, “exotique, étranger”, dérivé de alius : “autre”). C’est tout simplement un symbole moderne issu du fantasme collectif exprimant l’inconscient. Ce tout autre, qui injecte l’idée (platonicienne) dans la tête de notre singe croyant avoir eu l’idée de la maitrise de l’objet, démontrant ainsi que ce n’est plus l’homme qui saisit l’idée mais l’idée qui saisit l’homme. Le singe par la découverte fabrique en cheminement, il découvre l’arme, qui devient la puissance de conquête de la tribu, qui une fois lancée dans le ciel, célébrant ainsi sa victoire se métamorphose au fil de l’histoire (de l’esprit reflété dans la matière, et donc d’une certaine manière de la domination sur la matière, sa maitrise) par le vaisseau spatial. Finalité de l’évolution humaine dans la modernité : la technologie, sortant tout droit de l’imagination, c’est-à-dire l’inconscient, c’est ainsi que l’os objet est devenu notre habitat, notre conquête.

Tel que l’a démontré Dante, il y a plusieurs strates du langage que l’on pourrait définir pour créer une certaine échelle de différenciation du langage, même si définir des courants, des fleuves qui s’entrechoquent entre eux est plutôt risqué, cela permet tout de même une certaine orientation rationnelle :

« Il faut savoir que les écrits peuvent être entendus et doivent être exposés principalement selon quatre sens. L’un se nomme littéral ; c’est celui qui ne va pas au-delà de la lettre des paroles fictives […] L’autre s’appelle allégorique : c’est celui qui se cache sous le manteau de ces fables […] Ainsi quand Ovide dit qu’Orphée adoucissait les bêtes sauvages au son de sa cithare et faisait venir à lui les arnes et les pierres : cela veut dire que le sage par le moyen de sa voix adoucit et apprivoise les coeurs cruels et meut selon sa volonté ceux qui n’ont ni science ni art […] Le troisième sens s’appelle moral : c’est celui que les commentateurs doivent soigneusement tenter de découvrir dans les écritures, pour leur propre bénéfice et celui de leurs élèves. Le quatrième sens s’appelle anagogique, c’est-à-dire sur-sens : c’est quand on expose spirituellement une écriture qui, bien que vraie au sens littéral, à travers les choses signifiées porte signification des choses supérieures à la gloire éternelle. »

C’est ainsi que l’on peut comprendre la portée, la grandeur et la puissance du langage. Grâce à notre mode d’interprétation artistique, plutôt intuitif à travers l’image, symbolique, grossissant, surlignant, pour faire raisonner, et donc ouvrir une porte rationnelle vers ce monde irrationnel, allégorique. Traverser le monde des sensations, l’intellect, ramener le sens à l’être corps du monde, créer des ponts, permettant ainsi de retrouver l’unité, ce qui fait monde. C’est à travers cette expérience sensitive, corporelle, où tout s’entre connecte, du fait que nous vivons dans l’intrication, que l’on se rend compte que l’image cinématographique s’apparente plutôt à “une sorte de représentation immédiate, bien décrite par le langage poétique, phénomène imaginatif qui n’a, avec la perception des objets, que des rapports indirects ; produit plutôt de l’activité imaginative de l’inconscient”, c’est-à-dire une image et non un objet.

Pour simplifier, représentons-nous une carte structurelle du psychisme : la couche supérieure serait la conscience et son moi (et sa volonté), c’est-à-dire les strates du langage littérales ainsi que notre rapport à lui en tant qu’objet, lié à un niveau de connaissance fixe et sûr de lui, il sait désigner, pointer, son rapport à l’espace, son rapport à l’objet. Puis, plus nous descendons, plus nous tombons dans la noirceur des émanations d’idées, tout d’abord allégoriques, irationnelles, moins précises et distinctes que du pure intellect abstrait. Le langage allégorique s’exprime par résonnance d’un autre. Étymologiquement parlant, allégorie nous vient du grec ancien allêgoria, dérivé du verbe allêgorein “parler par figures”, composé de allos “autre”, et agoreuein “parler (en public)”, c’est-à-dire “parler autrement.” On perd donc le rapport direct à l’objet en tant qu’identité, et identification, on prend conscience que le mot n’est en aucun cas la chose, que les choses pré-existent en nous-mêmes, à travers nous-mêmes, dans la résonnance de ce “nous-mêmes”. Et finalement, si nous descendons encore plus profondément, c’est le retour vers les structures qui fondent la Psychée, archaïque et puissante, d’où les émanations proviennent, le noyau, la source inatteignable, les archétypes, le monde anagogique (à la gloire éternelle), ou plus simplement les “facteurs d’arrangements inconscients des représentations” comme l’a découvert C.G. Jung ou encore, la “forme de l’instinct humain”.

La plupart des films analysés jusqu’ici pourraient être classés dans la catégorie allégorique, sentimentale, sensitive, alors que la sonorité de 2001, l’Odyssée de l’espace est quasi mystique au sens où le thème du film, ainsi que les sensations de grandeur, le surhomme Nietzschéen évoqué par le choix musical de Richard Strauss, mais aussi le Requiem de György Ligeti démontre clairement la face numineuse qui se dégage du monolithe, être surnaturel, indicible, terrifiant de mystère, au grand pouvoir fascinateur, dégageant une forte émotion, donc mystique, au sens qui nous crispe la bouche d’indicible. C’est donc bien une image archétypique qui se dégage du monolithe, image cinématographique qui possède la beauté de s’exprimer par de multiples facettes et pas seulement visuelles, c’est tout simplement l’inconscient, en tant que racine de lui-même, c’est-à-dire forcément noir.

On pourrait qualifier de mythe moderne certains films de science-fiction, au sens où dans le monde projectif d’aujourd’hui, l’imaginaire collectif, crispé dans le matérialisme, le seul objet où la source de mystère peut encore se projeter sans trop perturber le rationalisme omnipotent, se trouve dans des films hollywoodiens, (il y aurait beaucoup de choses à dire à propos de films d’auteurs et leur réalité si cripsée) c’est-à-dire l’extraterrestre, l’étrange alien, le tout grand autre qui nous dépasse, inconnu que notre matérialisme ne peut dominer. Et cela aussi dans son aspect négatif comme Alien, scénario écrit par Dan O’Bannon lorsqu’il était interné dans un asile pour psychose (ce qui explique cela). On pourrait d’ailleurs qualifier toute la mythologie d’Alien (Prometeus compris) comme la face noire et ratée de 2001, l’Odyssée de l’espace, c’est-à-dire l’homme pourchassé par un mystère qui du fait de son refus catégorique, ou son manque de dialectique en devient monstrueux et dévorateur (Le Facehugger dévore le visage, et pond un oeuf à l’intérieur pour dévorer sa cible) ou bien plus développé dans Prometeus, témoignage poignant de la crise chrétienne de l’Amérique, déchirée entre le besoin d’une croyance unilatérale et naïve, face à une domination de la matière par les caprices milliardaires d’une figure de “vieux roi/père” (figure patriarcale dépassée) dominateur de la nature, cherche à tout pris le mystère, en se mourant.

Dans 2001, l’Odyssée de l’espace nous sommes confrontés à un mystère : une étrange radiation magnétique. C’est après cette belle et grande évolution de “L’aube de l’humanité” que nous voici dans le présent, le monde d’aujourd’hui, la réussite de l’évolution technologique de l’objet cocon qui fait notre monde. Ce magnifique espace conquis, valse d’objets à la pointe de la technologie, jusqu’à l’absurde, puisque pour faire ses besoins, il nous faut lire un manuel d’instruction de dix paragraphes, il nous faut marcher à l’envers pour accéder à une porte, manger de la nourriture sous forme liquide, tout nous porte à la conclusion que pour arriver à un tel niveau d’évolution, ou de régression, il nous a fallu des siècles d’évolution intellectuelle, quelle grande humanité !

Décidée à parachever l’oeuvre humaine, la civilisation se met alors en route pour aller à la découverte de ce mystère extraterrestre : “La Mission vers Jupiter”. Pourtant un élément vient mettre la mission en péril, un élément plus qu’important vu qu’il est au fond le sujet central de tout le film : l’intelligence artificielle, c’est-à-dire HAL-9000.

Pour comprendre la paraphrase, il faut revenir sur l’histoire du développement de l’esprit. Effectivement l’esprit a dû passer par un long training pour pouvoir être capable de jongler entre les différentes strates du langage dont certaines parties sont encore aujourd’hui négligées, et anathèmes (du fait qu’elles remettent en cause le moi, et la possession, le contrôle). En effet, du mode de relation primitif où la moindre obscurité était support de projections les plus archaïques au sens archétypique, nous avons découvert petit à petit et lentement le raisonnement de la conscience. C’est-à-dire entre autres la concentration et l’élaboration dialectique du raisonnement, “les fondements d’un enchainement solide, conditio sine qua non de l’esprit scientifique et de la technique d’aujourd’hui”, qui forcément passe par un long exercice de distinction psychique des différentes catégories du langage, qui ne sont entre autres la représentation des niveaux de réalités que notre entendement est à même de reconnaitre et de différencier, ces représentations concentrées dans un espace donné, ce véritable exercice de différenciations, qui est le développement de l’esprit humain à travers les siècles. Quoi de plus significatif de cette lente évolution que le Siècle des lumières mettant en branle l’obscurantisme du pouvoir de l’époque : l’église. Ce pouvoir bâti sur des raisonnements irrationnels. C’est par de multiples révolutions de connaissance que de grandes personnalités comme Diderot, Voltaire, Copernic, Newton, Kepler, Descartes pour en citer quelques uns, ont littéralement révolutionné totalement notre système de représentation du monde. Car comme le montre C.G Jung dans Métamorphoses de l’âme et ses symboles, la pensée dirigée n’est en aucun cas tombée du ciel par magie :

« La pensée dirigée, ou, comme on pourrait aussi l’appeler, la pensée en mots, est de toute évidence l’instrument de la culture; nous ne risquons pas de nous tromper en disant que le gigantesque travail d’éducation que les siècles ont fait subir à la pensée dirigée, en la dégageant de façon originale de la subjectivité individuelle pour la conduire à l’objectivité sociale, a contraint l’esprit humain à un travail d’adaptation auquel nous devons l’empirisme et la technique d’aujourd’hui qui sont absolument premiers dans l’histoire du monde. Les siècles précédents ne les ont pas connus. Assez souvent déjà des esprits curieux se sont demandés pourquoi les connaissances si développées que les anciens avaient des mathématiques, de la mécanique et de la matière, unies à une dextérité artistique sans exemple, ne furent jamais utilisées par eux pour faire des rudiments techniques bien connus (par exemple, le principe des machines simples) quelque chose de plus qu’un jeu curieux, en les poussant jusqu’à une véritable technique au sens d’aujourd’hui. À cela il faut répondre : quelques esprits éminents mis à part, il manquait généralement aux anciens la capacité de suivre avec intérêt les transformations de la matière inanimée de façon à pouvoir reproduire artificiellement les processus naturels. Or, c’est ainsi seulement qu’ils auraient pu les dominer. Il leur manquait le training de la pensée dirigée. Le secret du développement culturel, c’est la mobilité de l’énergie psychique et son aptitude à se déplacer. La pensée dirigée de notre époque est une acquisition plus ou moins récente, tout à fait étrangère à ces temps lointains. »

Mais une fois passée dans l’ère du nouveau millénaire, ère matérielle de la technologie, passée au travers de la révolution des lumières, la révolution des usines, nous avons mis en branle cette fausse église et sa religion obscurantiste, nous avons mis en branle le pouvoir ancien, ce pouvoir dans lequel le roi se considérait comme un monarque au droit divin détenant le soi-disant pouvoir conféré par dieu lui-même… Cette église soumettant les fidèles à sa sainte autorité, cette luxueuse église dans laquelle “les moines mangeaient sur des tables en bois précieux sculptés par des esclaves”… Ce temps est aujourd’hui enfin révolu. Nous ne sommes plus des rêveurs qui se perdent dans des développements alambiqués, nous possédons l’action et maitrisons la matière. On peut clairement dire qu’aujourd’hui, il n’y a plus de tyran maniaque de la pleine puissance, qui se servirait de cette puissance de Dieu pour la mettre à profit pour eux-mêmes et ainsi dominer les esprits les plus faibles, n’est-ce pas ? Cette période obscurantiste est abolie…

Car nous l’avons tué ce “vieux pape” pourrissant dans ses abus, nous les hommes cultivés au savoir et à la connaissance, nous avons créé les valeurs humaines, l’humanisme, le rationalisme, nous avons retiré le pouvoir au vieux pape, et l’avons transféré à un groupement de personnes, pour qu’il fut aussitôt remplacé par un nouveau pape, et ainsi le problème fut déplacé… Déplacement qui est bien entendu de par sa déchirure inconsciente le propre de toute évolution psychique, et c’est précisément cette histoire-là que raconte 2001, l’Odyssée de l’espace.

Comme j’ai pu le démontrer avec Eyes Wide Shut ainsi qu’Eraserhead, derrière le matérialisme, se cache une volonté autoproclamée idéologique de domination, une volonté de puissance, une usine sur le monde, une main prise sur le mystère de la nature. La réponse au mystère étant l’état-dieu dirigé par les politiciens de la grande décision, le monde d’aujourd’hui est maintenant enfermé dans une froideur rationaliste, unilatérale du moi qui encercle l’esprit de créativité, et finalement l’esprit tout court, du fait même que l’esprit est une dialectique non fixe. En tuant l’église, nous avons tué toute sorte de projection qui était encastrée en elle, nous avons refoulé une partie de la Psychée humaine pour l’envoyer au fin fond du gouffre noir de l’ombre. Cette ombre désespérée crie famine, appelle du fond des profondeurs. Qui serait capable de prendre les armes pour elles ? Pour soulever le feu de la colère refoulée et des passions les plus dionysiaques ? Malheureusement le nouvel ordre établi, le nouveau père, le nouveau vieux pape, les politiciens, ayant décapité toute tentative de conscience, tombant dans la problématique de la scission du tiers exclu, en excluant, exilant, cette ombre toujours plus forte, toujours plus terrible de ne pas trouver place, qu’aujourd’hui nous devons l’appeler : terrorisme. Le besoin de sens soulève l’importance de faire l’expérience du langage, l’importance du message que fut l’église autrefois ainsi que l’importance du message véhiculé aujourd’hui par la science, qui est entre autres la nouvelle église.

« À mesure que nous remontons plus avant dans l’histoire, ce que nous appelons aujourd’hui science se perd dans un brouillard indécis. L’esprit créateur de culture s’emploie continuellement à effacer de l’expérience tout caractère subjectif pour découvrir les formules qui traduiront le plus heureusement et le plus convenablement possible la nature et ses forces. Ce serait présomption ridicule et injustifiée que de prétendre que nous avons plus d’énergie ou d’intelligence que les anciens : la matière de notre savoir s’est accrue, l’intelligence, nullement. Aussi sommes-nous, en présence d’idées nouvelles, aussi bornés que les hommes des périodes les plus obscures de l’antiquité. Nous nous sommes enrichis en savoir, pas en sagesse. Le centre de notre intérêt s’est déplacé pour se porter tout entier vers la réalité matérielle; l’antiquité préférait une pensée plus proche du type imaginatif. Tout, dans l’esprit antique, est encore pénétré de mythologie, quoique déjà la philosophie et les débuts des sciences de la nature aient, à ne s’y point méprendre, réalisé un travail de clarification. »

Si la matière est l’habit de la langue, l’habit de l’être, le corps de l’être, en tuant la langue nous tuons l’être en nous, nous perdons ce qui “fait monde”, ce qui fait lien avec le monde, ce qui nous relie à la chair du verbe, l’entendement, mère de l’humanité, qui est la chair même de l’univers, c’est-à-dire notre chair, notre corps. Ainsi notre lien au langage ne résonne plus, notre lien à l’univers ne résonne plus, ne fait plus vibrer une partie de l’être au monde. La langue n’anime plus un être, elle n’est plus du tout animée de chair humaine. En tuant ce qui est dans la langue, la résonance oubliée se morfond forcément dans la douleur de ses ombres, souffrance désespérée d’absurdité du matérialisme. Que faire dans un monde qui n’est au fond qu’état et politique, dans lequel nous ne sommes qu’une poussière, un petit chiffre statisquement généralistement nivelé dans la masse ?

La géniale créativité de la révolution s’est lentement mise à disparaitre pour laisser place à l’uniformisation en perroquet de la pensée (l’ouï-dire). Aujourd’hui la nouvelle église c’est l’université, “elle forme des curés à la pensée unique, des frileux”, qui ont peur d’affronter le doute de la pensée, “qui réfléchissent toujours à partir de ce que devrait être le monde et non ce qu’est le monde”, nous dit un sociologue travaillant lui-même dans une université. Un monde de connaissance où il faut apprendre par méthode sans coeur et où il faut QCMiser la réalité par “celui qui a dit”, “celui qui sait” et non celui qui a vécu, qu’il soit professeur, journaliste, archiviste, médecin. Un monde de scission où il faut se couper de son humanité, se couper de ses sensations, de son sentiment, de sa propre intuition, un monde de vrai et de faux, une vision à système, qui voudrait englober le monde entier dans sa mathématique contrôlée, de gestion, au terme de sa volonté, à la finalité matérialiste et collectiviste dont “il manque ce qui exprime l’homme en totalité, ce qui le promeut, le construit, le fait vibrer, le rend sensible, c’est-à-dire en bref ce qui met l’être individuel au centre de toute chose comme mesure, réalité et justification.”

Évidemment si l’on recoupe cela avec Kurt Gödel et ce qu’il a apporté à l’histoire nous comprenons tout de suite où ce situe le centre nerveux de 2001, l’Odyssée de l’espace.

« J’ai prouvé qu’un système d’arithmétique complètement formalisé (comme une machine) est ou bien inconsistant ou bien incomplet. De même, peut-être, on peut s’attendre à ce qu’une société sans liberté aucune (c’est-à-dire procédant en tout selon des règles strictes de “conformité”) sera, dans son comportement, ou bien inconsistante ou bien incomplète, c’est-à-dire incapable de résoudre certains problèmes peut-être d’importance vitale. Aussi bien l’inconsistance que l’incomplétude peuvent bien sûr mettre en danger sa survie dans une situation difficile. Une remarque similaire pourrait s’appliquer aux êtres humains individuellement. »

Pourtant tout les jours, les discours de perroquet politicien nous bassinent intempestivement de leurs nouvelles solutions miracles à coups de lois, de dispositifs législatifs, d’obligations, de taxations, de procédures, de protocolisation des mouvements naturels de l’homme, c’est-à-dire d’externalisation de l’être vibrant de l’homme en processus rigide calculable. La société appartient désormais à la volonté du contrôle. Nous nous sommes piégés nous-mêmes en négligeant le grand autre mystère, pour nous étouffer dans l’égocentrisme le plus affolé possible, nous ne croyons même plus en la véritable loi scientifique de l’univers, nous sommes la société de la volonté, la société du moi, la société de la décision, la société Narcissique de l’égo, nous sommes les androïdes, les robots tristes qui peuplent les films hollywoodiens.

« Il y a une analogie entre une arithmétique formalisée (mot barré dans la note de Gödel : « robot ») et une société sans liberté aucune (sujette à des règles mécaniques de comportement et d’action, des règles mécaniques de conditionnement; une arithmétique intuitive qui admet l’introduction de nouveaux axiomes à n’importe quelle étape) et une société démocratique et libre. De même pour les êtres humains individuellement. »

Voilà pourquoi Hal-9000 est le centre narratif de 2001, l’Odyssée de l’espace, c’est-à-dire le robot, le problème du robot face à l’humanité. Car du fait que l’informatique ainsi que l’algorithmique traite l’information suivant des règles formelles sans faire intervenir de signification, et donc de sens et d’intuition ce qui est le propre de notre relation aux mathématiques (ainsi qu’au langage) comme l’a démontré Kurt Gödel par le “Théorème d’incomplétude”, cela nous permet très facilement, et cela depuis fort longtemps, de comprendre à quel point le mythe de l’intelligence artificielle est non seulement impossible, mais est d’une bêtise extraordinaire. Ce qui bien entendu, ne remet pas en cause la notion de simulation artificielle, stupide robot de cuisine doué d’algorithmes de reconnaissance des formes pour interpréter certaines données et ainsi “faciliter” la vie de tous les jours. Les films modernes de science-fiction qui prennent à coeur ce thème sont d’une absurdité et d’une bêtise phénoménales. Ce qui montre bien qu’à travers les nouveaux “Dieux” de cette époque, se cache un mystère d’incompréhension porteur de projection, qui forcément à un impact émotionnel. Dans le matérialisme la technologie du fait qu’elle évolue très vite ouvre une brèche d’espoir et de liberté mystérieuse de part son pouvoir de fascination, mais aussi par ce qu’elle est la seule liberté dans un monde complètement fermé dans sa formalisation, où tout est devenu procédure, soi-disant savoir.

Leibniz en 1666 créateur de la “caractéristique universelle” (characteristica universalis), une langue formelle, et de ce fait un des plus grands contributeurs de la langue formelle des mathématiques, a dit dans un élan mégalo et unilatéral lors de la découverte de sa propre création : “Alors, il ne sera plus besoin entre deux philosophes de discussions plus longues qu’entre deux mathématiciens, puisqu’il suffira qu’ils saisissent leur plume, qu’ils s’asseyent à leur table de calcul (en faisant appel, s’ils le souhaitent, à un ami) et qu’ils se disent l’un à l’autre : « Calculons ! ». Ainsi un simple calcul permettrait dans toute situation de démêler le vrai du faux…”

Cela démontre du fait de l’intrication (cachée), que l’esprit humain a énormément de difficulté à distinguer clairement le rapport entre sa propre main, son moi, et ce qui à travers sa main s’agite, c’est-à-dire le fondement archaïque et intuitif des lois de l’univers passant à travers la Psychée, donnant ainsi sens aux mathématiques (comme l’a démontré Kurt Gödel), permettant cette dialectique de l’imagification du sens dans l’écriture, entre écriture et forme intérieure, entre signifiant et signifié, et c’est cette dialectique qui est le propre de l’art. Processus en réalité universel qui se retrouve dans tout langage, mathématique compris, ainsi que l’algorithmique, car c’est ainsi que fonctionne la Psychée. Le langage n’est au fond qu’un outil (un support) pour faire miroiter, signifier par le cri représentatif perceptible du sensible dans l’extérieur, c’est un transfert énergétique de l’entendement, une circulation dynamique directe des phénomènes psychiques, qui s’extravertissent et s’introvertissent dans un processus parfois très long, comme une respiration, une circulation dynamique et dialectique. L’avantage de l’art est sa capacité à remettre en question l’uniformisation de sa structure formelle en repoussant sans cesse la limite du parler, pour briser le cadre par cette morsure concrète du doute (Artaud), remettre en cause le dialogue, relancer la dialectique, et ceci c’est le propre de la logique dynamique (de l’énergie).

Les travaux de Leibniz, ainsi que son sentimentalisme aigu vis-à-vis de ses découvertes, tout comme Descartes et son fameux “grand rêve” précurseur de son destin, montre que leurs travaux étaient non seulement sincères, mais valables au point d’avoir révolutionnés la science et donc une époque entière, si problématique il y a, elle se situe plutôt au niveau de sa dynamique ou plutôt son univocité qui elle vient d’une pure et simple identification, au sens où elle ne concerne qu’une seule face du problème matière-esprit. Même si Leibniz était convaincu d’être capable de représenter symboliquement l’entièreté des idées elles-mêmes, en mettant en évidence symboliquement leur relation de dépendance mutuelle à travers son langage formel, ce n’est qu’en 1931 que Kurt Gödel démontre véritablement avec le “théorème d’incomplétude” qu’on ne peut arriver à l‘“entière objectivité, et projection du dit système”, prouvant par là que cette vision était clairement unilatérale :

« Du fait que les énoncés s’avèrent irréductibles à la démontrabilité du système, c’est-à-dire l’entière objectivité, et projection du dit système. Cela soulève la question d’une conscience réflective et de l’irréductibilité de l’esprit à une machine. Il en vient logiquement à doter l’esprit de qualité supérieure, car si le vrai n’est pas intégralement formalisable, l’esprit doit en avoir l’intuition, faute de quoi la vérité nous échapperait. »

Comment pouvoir négliger une logique de l’origine aussi évidente ? Tout dialogue langagier qu’il soit formel ou poétique est confronté à l’obscurité du tiers caché qui est le fondement de toute idée dans notre univers, c’est la structure même de notre Psychée, que l’idée nous vienne de l’intérieur, et que pour l’exprimer comme le prouve ce texte, il faut passer par diverses astuces dialectiques de plus en plus complexes pour créer un dialogue. On ne peut arriver (malheureusement) à l’entièreté de l’idée fondamentale, sans l’effort de l’intuition (ou inspiration), et d’une certaine mise en forme dialectique, qui s’étend de l’esprit au corps de la matière pour finalement revenir à travers la rétine du lecteur dans la résonance de son intérieur, une parole qui se donne à la parole, “nous laisser en propre aborder par la parole que nous adresse la parole”. Ce tiers caché, cet inexprimé dans lequel la contradiction règne, et qui est pourtant une contradiction qui le plus souvent, unit les opposés. Cela on le retrouve dans tout type de texte, d’oeuvre, comme une sorte de fond caché et pourtant fondamental à tout dialogue, qui paradoxalement et comme l’illustre Heidegger, nous échappe et ne peut être dignement nommé :

« Étrangement là où, pour quelque chose qui vient à nous en nous concernant, nous accapare en nous attirant à lui, nous oppresse de son urgence ou bien nous enflamme d’enthousiasme, nous ne trouvons pas le mot juste. Nous laissons alors ce que nous avons en vue dans l’inexprimé (im Ungesprochenen) et passons là, sans bien y revenir, par des instants durant lesquels la parole elle-même nous a effleurés, depuis bien loin et fugitivement, de son déploiement. »

Comme je l’ai déjà mentionné : ce cheminement des phénomènes étant énergétique, il se retrouve évidemment partout. La parole n’étant au fond que l’extraversion énergétique de certains complexes et de sa différenciation en support “formelle” à travers les différentes strates langagières, le psychique se retrouve donc dans le langage, qui est son externalisation (de ce qui anime, du fond). Nous sommes donc qu’on le veuille ou non, au sein même de l’intrication, qui elle, est tout. De ce fait, on ne peut aborder cette intrication seulement par le soulignement de certains éléments ou phénomènes reléguant ainsi dans l’oubli les autres, aussi infinis soient-ils. On ne peut pour dialoguer que se positionner dans les mots, témoignant ainsi à quel point la matière et l’esprit permettent de créer un espace de dialectique. Nous devons pour nous déplacer dans le cosmos infini du langage passer par des constellations d’idées, ou comme le dit Lupasco, “Notre expérience courante, familière, pragmatique se déroule à travers un écran logique, en grande partie verbal, où les actualisations infinies sont postulées inconsciemment, non seulement comme possibles, mais comme effectuées à chaque pas et à chaque instant, pour ainsi dire. Nous avançons comme d’infini en infini, au moyen de ces jugements et de ces formes et symbolisations linguistiques pragmatiques”

On ne peut pourtant pas dire l’entièreté des choses sans passer par des formulations dialectiques affirmatives et négatives, contradictoires, vu qu’à travers nous mêmes nous faisons l’expérience de ces diverses potentialisations et actualisations des phénomènes sous le regard de la perception. Lupasco conclut “La logique dynamique du contradictoire se présente ainsi comme la logique même de l’expérience, en même temps que comme l’expérience même de la logique. Un jugement scientifique ne peut jamais être absolu”. En isolant et mettant en évidence des phénomènes, nous invoquons la contradiction, et le dialogue : “Quand je dis : je vais bien, je sais que c’est là un jugement relatif, parce qu’il y a toutes sortes de nuances contradictoires ou de possibilités pour que je n’aille pas très bien;” Ainsi cette isolation abstraite (de laboratoire) de la symbolisation langagière, sa formalisation univoque, qui provient elle même d’un processus énergétique et donc dynamique, est “dangereuse” comme le souligne Lupasco au sujet du langage scientifique :

« La science recherche vainement des supports définitifs aux phénomènes, c’est-à-dire rigoureusement actualisés, des relations et des lois qui ne changent plus, qui ne seront pas contredites; elle n’y arrive guère. C’est pourquoi, la science n’émet que des jugements dits d’expérience ou hypothétiques. La logique du contradictoire montre pourquoi il ne peut pas ne pas en être ainsi : l’expérience est un processus dynamique, un développement énergétique qui, comme tel, à moins qu’elle ne s’arrête et qu’elle ne cesse d’être une expérience — qu’est-ce qui n’est pas une expérience ? Cesse-t-elle jamais, pour nous ? —, ne peut s’actualiser rigoureusement, parce que sa structure même implique un dynamisme contradictoire, une énergie antagoniste qu’il ne peut que virtualiser et non détruire, sans se détruire lui-même. Aussi, la science n’est-elle faite que de jugements hypothétiques, et on comprend maintenant ce que signifie à la fois le jugement hypothétique ou d’expérience et cette expérience elle-même. La logique dynamique du contradictoire se présente ainsi comme la logique même de l’expérience, en même temps que comme l’expérience même de la logique.

Comme on le voit encore aisément, au moyen du principe d’antagonisme et du caractère énergétique de la logique du contradictoire, cette logique est une dialectique ; et la dialectique ne semble même pas pouvoir être autre chose que cette logique même : son troisième terme, son tiers inclus ne peut être la synthèse hégélienne, le troisième terme de la logique de Hegel, puisqu’il est, au contraire, l’état logique, le moment dialectique de la plus forte contradiction. »

Ce qui nous montre une fois de plus à quel point il est important de considérer non seulement l’intuition, mais aussi l’entièreté de toutes les fonctions psychiques et ce qui nous relie à notre humanité, là seulement est la vérité. Maintenant, osons-nous poser sérieusement la question qui fâche : Pourquoi cette volonté de la fixité et de l’isolation, pourquoi cette recherche absolue “des supports définitifs aux phénomènes” ? Cette volonté de l’entière objectivité (au sens d’une abstraction retirée de la réalité dont fait l’expérience le sujet), ainsi que de vouloir symboliser tous les processus du mouvement des phénomènes, ou comme dit Heidegger dans Acheminement vers la parole : “une volonté d’extraction pure et simple de formule, […] unilatéralement restreinte, à moins qu’elle ne soit totalement aberrante.”

Bien que la logique de l’énergie nous montre que la fixité est impossible dans notre univers et cause forcément une réaction (répercussion) de part son choix (de l’observateur qui influence donc le phénomène). De la même manière que la science fut une sorte de réponse à l’obscurantisme religieux (en tout cas en occident), le matérialisme comme nous le montre 2001 l’odyssée de l’espace est une conséquence liée à l’évolution de notre façon de considérer le monde.

Cette démarche tiers exclu, dans laquelle il n’y a qu’un vrai et un faux. Ce manque de subtilité, cette échappatoire face aux lois de l’univers, cette volonté d’aller à l’encontre de la distinction, d’une différenciation, donc d’une conscience, ne peut mener qu’à l’extermination et la scission, et c’est dans cette direction que le mouvement collectif du vieux pape voudrait nous emmener, vers une pensée tiers exclu. Une pensée extravertie, comme si au fond par la volonté l’humanité avait sorti sa pensée d’elle même, l’avait entièrement abstraite, pour ainsi la détenir dans le creux de sa main, la main du contrôle, pour ainsi créer son propre comédien de lui-même, sa marionnette de perfection. Tombant automatiquement dans une uniformisation aux comportements stricts, ainsi la boucle est bouclée. De manière humoristique HAL-9000 est l’homme construit d’un point de vue purement abstrait, isolé, c’est-à-dire sorti de son humaine humanité le reliant à la source du monde, il n’est plus, il n’est plus relié à ce qui fait monde, à travers la sève de sa langue. Il est parti se perdre dans l’espace, dans le bidulage technologique ne servant plus à rien si ce n’est de lui passer le temps. Il est l’homme déconnecté de la nature instinctive, il est l’homme si perdu, que la technologie la plus objective devient mystique vu que son état primitif l’oblige à entrer dans un état de transfert.

Voilà pourquoi Hal-9000 lui même n’a plus confiance en cette humanité de doute et d’erreur, qui ne pense plus mathématiquement, qui manque de chiffre, de statistique pure, comme il le dit : “Cette mission est trop importante pour que tu la compromettes.” ou auparavant : “Les 9000 sont les ordinateurs les plus fiables jamais conçus. Jamais aucun 9000 n’a fait d’erreur ni déformé une information. Nous sommes dans toute l’acception du terme infaillibles et incapables d’erreur.” C’est donc la célébration de la fixité univoque, comme le font bêtement nos chers politiciens à coup de valeurs à mettre en avant et d’opérations de sensibilisation de masse. Nous sommes victimes de notre propre volonté-morale qui est devenue un personnage à part entière : l’androïde, c’est-à-dire la construction de l’homme, ou son élaboration idéologique, niant l’épaisse brume de mystère, son origine mystérieuse. En éradiquant le doute, nous le mettons à une place qui nous fait frissonner, qui donne naissance à des comportements explosifs et irrationnels, qu’on résume par des mots valises compliqués pour faire bien. “Or une pareille unilatéralité est toujours contrebalancée et compensée par des tendances inconscientes subversives. L’esclavage et la rébellion sont toujours corrélatifs et l’on ne saurait séparer l’un de l’autre.”. C’est ainsi qu’on se plaint inconsciemment qu’une société dite parfaite puisse être victime d’acte terroriste…

Dans “La relation du corps et de l’esprit”, John Stewart (enseignant à l’université de technologie de Compiègne) met en évidence cette absurdité séparatrice, procédé typiquement scientifique, que l’on devrait d’ailleurs appeler scientiste du fait qu’elle n’est plus uniquement employée par des spécialistes, mais est devenue une habitude collective, est forcément “éliminationniste par rapport à l’esprit. Or, quel que soit le talent avec lequel cette position est exposée par certains auteurs, elle n’est pas acceptable comme modalité d’autocompréhension de la part d’être humain pour qui la réalité la plus immédiate et directe est celle, phénomélogique de leur propre expérience vécue à la première personne.”

John Stewart donne une conclusion qui pourrait nous orienter vers une des raisons pour laquelle cette attitude est adoptée si facilement. Elle est non seulement un état de notre évolution de l’esprit (le matérialisme), mais elle est au fond comme le démontre Lupasco qui se base sur des révolutions scientifiques telles que la physique quantique qui n’est qu’un approfondissement plus profond de la science, et notre logique classique, une fuite de cette réalité qui nous dépasse, et que nous voudrions contrôler.

« cette attitude possède sa propre logique, car elle est en grande partie sa propre cause : nous abdiquons notre responsabilité pour une situation qui … nous prive de nos capacités à être responsables. Mais cette situation est inquiétante, et augure mal de notre future viabilité collective. »

HAL-9000 ne serait-il pas au fond le rêve secret de tout humain fatigué de devoir vivre ? Le fantasme de toute société ? De tout responsable de la grande société ? De pouvoir remplacer le contrôle par un robot qui décide lui-même des difficiles décisions à prendre ? Effectivement, si nous réfléchissons un peu plus loin sur l’avenir dans notre société du formalisme en tant qu’acteur décisionnel, au coeur de ce royaume de la procédure Kafkaïenne, ce royaume de lois qui régissent le fonctionnement de manière entièrement mécanique, comme si l’homme aux responsabilités était devenu une simple machine dont il faudrait obéir bêtement, c’est dans ce genre d’obscurité inconsciente, dans ce genre de société d’aliénés, que l’on peut dire comme C.G. Jung dans Présent et avenir :

« la responsabilité morale de l’individu est remplacée par la raison d’État. À la place d’une différenciation morale et spirituelle de l’individu surgit la prospérité publique et l’augmentation du niveau de vie; dans cette perspective le but et le sens de la vie individuelle (qui, il faut y insister, est la seule vie réelle) ne réside plus dans le développement et la maturation de l’individu, mais dans l’accomplissement d’une raison d’État, imposée à l’homme du dehors, dans la réalisation donc d’un concept abstrait qui a tendance, en définitive, à tirer à lui toute la vie. L’individu se voit privé de plus en plus des décisions morales, de la conduite et de la responsabilité de sa vie; en contrepartie il sera, en tant qu’unité sociale, régenté, administré, nourri, vu, éduqué, logé dans des unités d’habitation confortables et conformes, amusé selon une organisation des loisirs préfabriquée, l’ensemble culminant dans une satisfaction et un bien-être des masses qui constitue le critère idéal. Les dirigeants, de leur côté, constituent eux-mêmes des unités sociales au même titre que les administrés et ils ne se distinguent que par le fait qu’ils sont des représentants spécialisés de la doctrine d’État. Cette dernière n’a que faire des personnalités capables de jugement et n’est soucieuse que de trouver des spécialistes, qui demeurent plus ou moins inutilisables en dehors de leur spécialité. Cela n’a guère d’importance et c’est même souhaitable, puis que c’est la raison d’État qui doit décider de tout en dernière analyse, en particulier de ce qui doit être enseigné et appris. »

Que faire dans un pareil royaume ? Qu’est-ce qu’alors de faire l’expérience d’être vivant, de participer à l’univers en faisant l’expérience de la vie, l’expérience du sens, et de ses sens ? Pour revenir sur le lien entre la langue et sa chair intérieure et peut-être ainsi illustrer un certain type de processus moderne, Heidegger fait une remarque assez intéressante dans le déploiement dans la parole :

« faire une expérience avec la parole, c’est quelque chose d’autre que se procurer des informations sur la langue. De telles informations, la science des langues la linguistique et la philologie des divers idiomes, la psychologie et la philosophie du langage les mettent à notre diposition, et dans une telle accumulation que plus personne ne peut les embrasser d’un seul coup d’oeil. Depuis, peu, la recherche scientifique et philosophique sur les langues vise toujours plus résolument à produire ce que l’on nomme la métalangue »

C’est effectivement ce que propose le NSM (Natural Semantic Metalanguage), approche sémantique dont sa magistrale découverte serait de réduire les concepts à des primes ou semantic primitives, et ainsi être capable d’analyser ces concepts premiers et primitifs du langage sensés être irréductibles. Il faut avouer que cette approche est plutôt drôle et intéressante, pleinement influencée par Descartes et Leibniz, elle fait non seulement écho à notre développement sur la technique du formalisme et son rapport à l’homme et la société, mais dénote aussi ce mouvement collectif inconscient de vouloir à tout prix lorsqu’on parle de recherche, d’être à l’opposé d’une expérience de vie, ce qu’est l’esprit et l’art, pour vouloir (et même devoir, étrangement) tout catégoriser, et donc formaliser, réduire à la structure (seulement formelle), dans un espace clair et net comme on épingle des papillons sur le liège, comme on empaille la nature même, comme on tue le vivant pour le rendre formellement mort. Elle ne fait que réduire un mystère à sa partie structurelle, c’est-à-dire conceptuelle, ce qui est effectivement une approche unilatérale. Bien entendu, je ne remets absolument pas en question l’efficacité de tels systèmes de classifications qui servent leurs domaines, comme par exemple l’intelligence artificielle (on devrait d’ailleurs comme pour le mot Cloud en informatique, éviter les mots de type marketing et utiliser des mots plus précis en remplaçant intelligence artificielle par algorithme de statistique avancé). En informatique, il y a effectivement une bibliothèque bien connue dans le monde de la programmation Python nommée NLTK. Elle sert à décortiquer le langage pour qu’un programmeur puisse plus facilement trouver ce que l’humain cherche à dire dans un texte. L’utilité étant de pouvoir avoir un rapport (une entrée au sens input) avec un programme autre que l’interface graphique et le clavier-souris, mais via le langage, dont les exemples concrets assez pathétiques sont les chatbots… Processus dans lequel il y n’y a qu’un seul et unique entendement qui a été ainsi utilisé, celui de l’homme… C’est bien évidemment pareil lorsqu’on utilise toute forme d’intelligence artificielle, c’est-à-dire d’algorithmes de statistiques avancées qui permettent ainsi d’imiter, de recréer, ou de trouver des patterns (motifs récurrents) dans des ensembles de données bien spécifiques et choisis par l’homme. Le fait que cette méthode s’est nommée machine learning et puisse nourrir l’imagination de certains crétins qu’une machine pourrait apprendre toute seule est tout de même sacrément absurde. Certains malins s’amusent à mélanger des tonnes et des tonnes de données et donc de patterns en pensant qu’utiliser un hasard dirigé, c’est-à-dire mélanger le déjà-créé est une forme de créativité je parle de tout ce qui est “deep learning” et les modèles “de texte à l’image”, mais cela fonctionne avec tous les types de modèles. Tout cela n’a strictement rien avoir avec de l’art et de la créativité humaine, bien que cela soit une forme de créativité humaine, mais purement technique (comme Platon l’a démontré dans le Ion). Malgré tout, le hasard peut être inspirant, pratiquer la bibliomancie quand on possède une grande bibliothèque en pensant fortement à quelque chose et en choisissant un livre d’images au hasard peut nous faire parfois fleurir l’imagination.

Comme dit Heidegger, “les informations scientifiques et philosophiques sur la langue sont une chose; autre chose est une expérience que nous faisons avec la parole.” Cette folie univoque du tout algorithme, qui n’est au fond qu’une mode de l’esprit du temps, c’est surement ici qu’il faut chercher une réponse au charabia psychanalytique de boulimie, d’anorexie, de bipolarité, d’hypomanie maniacodépressive à travers divers troubles du comportement obsessionnel compulsif. Prouvant une fois de plus l’importance du royaume de l’ombre et de la violence inouïe de son expérience. Cette volonté de nommer des phénomènes qu’on ne veut pas comprendre, de vouloir tout ranger dans des mots valises qui ne veulent plus rien dire, qui essaient de “maladifier” des comportements humains qui ne font que répondre à l’époque, témoignent à quel point l’existence ne peut être capturée dans une simple grille d’interprétation, nous ne sommes pas des robots, et malheureusement, il faut faire l’expérience de la vie humaine, car que nous le voulions ou non, nous faisons irrémédiablement l’expérience de la vie humaine…

Vivre et traverser l’expérience du monde, c’est forcément traverser le chamboulement cathartique de l’être, c’est-à-dire un moi qui se retrouve au contact du mystérieux autre, encastré en plein milieu d’une conjonction de contraires, d’ondes, de résonnances, de flux de sens venant de toutes les directions, et des fonctions psychiques. Un véritable mystère de la perception qui nous met en dialogue avec l’univers. Rentrer en dialogue avec ce monde obscur de la nuit, adopter une attitude opposée à l’unilatéralité d’une masse qui ne veut que se fixer dans le doctrinarisme réconfortant, là est peut-être la juste aspiration (mettant en chemin) de l’art, et cela de n’importe quel côté du miroir, autant en tant que peintre ou simple observateur, écrivain ou lecteur, compositeur ou auditeur, le cheminement est un risque, un doute, une dialectique. Malheureusement, pour comprendre cela il faudra peut-être un jour, pendant de courtes secondes, dans le silence, passer outre la moraline, ce qui ne veut pas dire qu’on se dérobe aux problèmes éthiques, bien au contraire.

L’esprit est un paradoxe et un dialogue, mais pour cela il faut en faire l’expérience, comme le fait remarquer C.G. Jung dans son Études sur la phénoménologie du Soi lorsque “l’esprit s’y change en non-esprit et que l’archétype dispensateur de vie dégénère progressivement en rationalisme, en intellectualisme, en doctrinarisme, ce qui conduit par voie de conséquence à la tragédie de l’époque moderne suspendue, d’une façon presque tangible, au-dessus de nos têtes comme une épée de Damoclès”. C’est finalement la question de la langue, de la chair de la langue, qu’il est question, car au fond, la vraie réponse du matérialisme, du nihilisme, c’est forcément la vie même, le vivant, comment faire “retour à l’esprit vital originel qui, à cause précisément de son ambivalence, est aussi un médiateur et un unificateur des opposés”, ceci est évidemment une expérience qu’on ne peut comprendre qu’en embrassant les phénomènes du monde…

Heidegger montre que c’est bien entendu le propre du poète de pouvoir “porter à la parole l’expérience qu’il fait avec la parole”, c’est-à-dire de “porter à la parole quelque chose dont jusqu’alors il n’a jamais été parlé”. C’est cet appel à être au monde, à la résonnance de notre humanité dans l’univers que l’art nous appelle. L’art est effectivement une expérience du vivant qui s’exprime à travers diverses formes de résonnance, souvent d’ailleurs construites formellement dans l’optique même de la résonnance du langage. Le mystère de l’univers nous porte vers la grandeur et le déploiement de la langue, le “rien que” et le petit est une insulte à la vie, mais aussi un immonde manque de responsabilité humaine. La forme et son contenu, deux choses inséparables, comme un corps humain sans âme, ou une âme humaine sans corps.

Dans 2001, l’Odyssée de l’espace, Bowman, l’homme du monde, accepte sa totalité, il accepte la conscience, montrant que même dans les situations les plus difficiles et violentes, il est toujours capable d’être pleinement homme, de se dépasser, de déjouer les pièges bouffons d’un simple ordinateur, qui ne peut au fond que contrôler l’appareillage électronique du vaisseau, et ne possède aucune consistance et existence vivante et spirituelle. Il décide de débrancher la “volonté”, de faire face au robot, le débranchant et donc ouvrant la brèche vers un “tout autre”. Doute de l’existence auquel ne peut répondre bêtement HAL-9000 que par : “J’ai peur”, “Ma raison s’efface”, nous menant au chapitre : “Jupiter et au-delà de l’infini”. Car c’est justement par une mort certaine au sens d’une Nigredo alchimique que va devoir passer Bowman, au sens de la mirroirité même, c’est-à-dire une remise en question de la différenciation des choses et leur esprit pour un plus grand discernement.

En effet, que se passe-t-il quand l’esprit et la matière se rejoignent, quand la narcose technologique prend conscience de son être et sa profondeur, quand d’une certaine manière la matière morte prend conscience d’elle même, qu’elle possède une perception, que l’objet se contemple et se dise lui-même, mais c’est moi, à travers l’objet, à travers le reflet du langage, que c’est avant tout un moi qui fait l’expérience de son lui-même à travers ses projections dans la matière qui était noire ?

Nous avons démontré jusqu’ici que ce qui pouvait être pris pour de simples images cinématographiques, possède en réalité, qu’on le veuille ou non, un réel contenu vivant, détaché ou non de la volonté de son créateur. Il y a tout de même une attitude opposée à cette manière de sentir, qui est décidée à se limiter à l’aspect uniquement imagé de cette image, rien qu’une image, rien qu’un objet, rien que le corps, rien que le neurone, rien que la biologie. Logiquement elle tombe le plus souvent dans un combat identitaire de jugement, souvent égotique, créant l’adversité. Si nous nous coupons à la parole, de ce qui émane des choses, cela est comparable à une coupure, une brisure, négliger une certaine partie de son propre être. Il ne peut y avoir que l’être ou que le corps, il y a forcément une rencontre d’un nombre de forces abyssales qui de part leur contact et leur choc contradictoire donnent naissance à la vie même, c’est-à-dire au dynamisme.

Pour illustrer ce processus, et pour ainsi faire un parallèle intéressant à la mythologie grecque, faisant résonnance à cette problématique du rapport à l’image, au corps extérieur et son rapport au corps intérieur, n’y a-t-il plus juste que le Mythe de Narcisse ? Cet homme fasciné par la beauté de l’image, qui tombe amoureux de la contemplation de soi, pur rapport à son image extérieure, chose dont on sait l’importance aujourd’hui dans notre modernité matérialiste, avec Facebook, Instagram, ainsi que tout ce qui concerne le marketing féminin, de la mode et la beauté, l’importance de cette vue extérieure. Bien que le langage courant entende “Narcisse” comme narcissisme, c’est-à-dire qui ne s’aime que lui-même, il y a dans son histoire un développement non seulement intéressant, mais d’une grande beauté qui peut nous aider à comprendre la dernière scène de 2001 l’odyssée de l’espace. Je renvoie d’ailleurs mon lecteur vers Luc Bigé et Fabrice Midal deux auteurs qui ont écrit sur le sujet et dont je me suis un peu inspiré.

Plongeons-nous maitenant dans une des scènes centrales du mythe de Narcisse :

« tandis qu’il boit, épris de son image, qu’il aperçoit dans l’onde, il se passionne pour une illusion sans corps; il prend pour un corps ce qui n’est que de l’eau; il s’extasie devant lui-même; il demeure immobile, le visage impassible, semblable à une statue taillée dans le marbre de Paros. Étendu sur le sol, il contemple ses yeux, deux astres, sa chevelure digne de Bacchus et non moins digne d’Apollon, ses joues lisses, son cou d’ivoire, sa bouche gracieuse, son teint qui a un éclat vermeil unit une blancheur de neige; enfin il admire tout ce qui le rend admirable. Sans s’en douter, il se désire lui-même; il est l’amant et l’objet aimé, le but auquel s’adressent ses voeux; les feux qu’il cherche à allumer sont en même temps ceux qui le brûlent. Que de fois il donne de vains baisers à cette source fallacieuse! Que de fois, pour saisir son cou, qu’il voyait au milieu des eaux, il y plongea ses bras, sans pouvoir s’atteindre ! Que voit-il ? Il l’ignore; mais ce qu’il voit le consume; la même erreur qui trompe ses yeux les excite. Crédule enfant, pourquoi t’obstines-tu vainement à saisir une image fugitive ? Ce que tu recherches n’existe pas ; l’objet que tu aimes, tourne-toi et il s’évanouira. Le fantôme que tu aperçois n’est que le, reflet de ton image; sans consistance par sol-même, il est venu et demeure avec toi ; avec toi il va s’éloigner, si tu peux t’éloigner. »

Le reflet imagé d’une image projetée sur une nappe d’eau, c’est tout simplement la métaphore même du cinéma. Dispositif capable grâce à son projecteur, de projeter une image fantasmatique, de matérialiser l’esprit qu’il avait auparavant imaginé, puis mis en scène et enregistré, manipulé via les pleines ressources de sa disposition psychique dans la matière du montage. Belle métaphore matérielle de tout un processus psychique qui s’externalise, illustration matérielle du dynamisme psychique de la projection, une caméra, une table de montage et un projecteur, ainsi l’on peut créer toute la subtilité que l’esprit peut lui même élaguer lorsqu’il contemple une image. Il n’y a de ce fait, dans le processus dialectique, d’échange énergétique, que très peu de différence entre l’art de l’écriture, l’art cinématographique ainsi que les mathématiques. Le problème de Narcisse, qui ne l’oublions pas, signifie narcose (narcosis = narcose), est un homme qui vit dans un état de projection très matérialiste, pour lui l’image est vraie au sens littéral, bien que sa main dans l’eau confirme le mirage, son sentimentalisme exacerbé dénote toute la réalité de l’affect, il aime cette image, il est investi sentimentalement par elle. Dans le matérialisme soit un mirage existe, soit il n’existe pas, c’est le contraire même d’un dynamisme, une fixité morte et sans vie, le paradoxe de lui donner une existence de l’ordre du sentiment le dépasse de trop. Narcisse est un homme coupé, mort-vivant, mais il est aussi une histoire, une légende, un mythe. Il suit un déroulement, une expérience de vie. À travers cette expérience, cette violence qu’est sa vie encastrée dans la réalité, il réalise quelque chose, il suit un processus, il va au bout de son désir et de sa passion. Le mythe de Narcisse est peut-être un exemple pour l’époque matérialiste dans laquelle nous sommes englués.

Bien que Narcisse soit plutôt connu pour refuser l’amour des personnes qui tombent éperdument amoureuses de lui, du fait de son exceptionnelle beauté, il est tellement “égoïste” d’aller au bout de sa folie, que même la nymphe Écho ne peut accéder à son amour. Cette Écho qui toujours répète la parole prononcée, nous pourrions la comparer avec HAL-9000. Au fond, Narcisse est tellement fasciné par cette illusion de lui-même, tellement fasciné par ce qui lui arrive, ce qui le porte et l’émeut, par le phénomène, que d’une certaine manière, en se donnant pleinement à ce qui l’anime, va passer à travers une mort qui va lui faire comprendre, qui va lui donner la connaissance par l’expérience. On peut aussi voir Narcisse comme un adolescent qui va s’ouvrir au royaume de l’intérieur, à travers le miroir du sens qui pourrait être tout type de forme langagière, une dialectique dont le créateur est obligé d’entrer dans une posture qui fait rapport à son intérieur, c’est-à-dire le fond commun de l’humanité entière. Narcisse est cet homme qui fait l’expérience de l’objet mort, un reflet corporel, à l’objet animé, du reflet intérieur. Ainsi la définition narcissique de la psychanalyse bas de gamme dans laquelle on entend une “fixation de la libido sur le moi” devient exactement le contraire car en entrant dans la sève de la langue, du langage, le moi s’ouvre à l’univers humain, de l’autre, des autres qui sont à travers moi, jusqu’au rayonnement du Soi, la grandeur du mystère, qui nous relie à l’univers profondément humain, ce qui est l’exact contraire de l’idéologie inconsciente.

Car effectivement, comment saisir la miroirité ? Comment épouser le sens du reflet ? Le langage n’est-il pas au fond un reflet des différentes strates de notre propre être ? Par mouvement, par illustration des formes en mouvement comme peut l’être par exemple le chinois et la façon étrange dont il s’est créé. Effectivement, on utilisait des carapaces de tortues avec lesquelles les chamanes lisaient l’avenir, en interprétant les formes et signes pour y voir un quelque chose et recouper cela avec l’expérience propre. Et nous, ne sommes-nous pas un miroir du monde ? La fin de 2001, l’Odyssée de l’espace nous donne peut-être la réponse. Bowman est halluciné, perdu justement dans le processus de ce que peut-être une prise de conscience, une révélation, un changement définitif sur la manière même de percevoir, amenant une révolution, touchant profondément le moi d’un homme, la part d’égo forcément liée à ses croyances, proche du monde des objets, un état de dépendance identitaire face au monde, qui l’empêche d’une certaine manière d’évoluer, mais Bowman ose débrancher HAL-9000, et soudainement il est capable de se voir lui-même à la troisième personne, du moins ce qu’il fut.

Après l’expérience de la vision, traumatisé, sa conscience, lentement mais surement, s’ouvre et se déploie à travers une fissure du temps. Le processus de conscience est effectivement souvent lié au temps vu que lorsque nous prenons conscience de quelque chose, cela n’empêche pas que nous ayons vécu pendant un certain temps, à travers certains comportements, dans l’ignorance la plus complète alors qu’au jour d’aujourd’hui, nous le savons, nous sommes conscients de cette “erreur”. Il y a quelque chose ici non seulement d’étrange et paradoxal, mais d’une grande défaite pour l’égo, qui se retrouve aussitôt dans un état de découverte limite traumatisant, qu’on préfère taire et enjoliver. Lors de cette mise en scène du phénomène imagé de la miroirité, dans la salle style Louis XVI, Bowman pourrait très bien penser intérieurement : “Quelle est cette chose étrange ? Mon Dieu ? Est-ce moi qui était dans cette salle” C’est ainsi qu’il se regarde dans le miroir. “Oh mon Dieu, oui ce fut moi cette vieille chose, maintenant je mange, et oui, je regarde l’homme dans le lit, l’homme vieux qui meurt lentement, cela est moi, cela fut moi, cela est maintenant moi, le vieux, le dépassé, j’étais cela, et ceci je ne le suis plus, je meurs maintenant”. Ce processus se déroule évidemment dans une hallucination traumatisante, cathartique, avec un fort impact émotionnel, la révolution dans le miroir se fait malgré lui, son regard cherche, tâtonne, à chaque fois quelque chose se casse, un bruit résonne, il est curieux de connaitre ce qui se cache derrière ceci, à chaque regard, il cherche derrière lui, dans son passé, ce qui va devenir un futur, il découvre lui-même quelque chose sur lui-même qu’il ne connaissait pas. Phénomène de conscientisation forcément violent avec un grand impact émotionnel tel qu’il pourrait se dire fou, vu que justement c’est l’entièreté de sa faculté de différenciation qui est remise en question à travers son expérience. Cela souligne à quel point la prise de conscience passe par une véritable mort dans laquelle l’égo éclate et ressasse sans cesse sa grande défaite face au monde environnant. Ainsi l’ancienne chose meurt devant le grand monolithe, et l’homme renait pour retourner vers sa chère terre, voici l’homme du futur, voici le nouveau-né, l’espoir humain de la conscience qui tourne lentement son regard dans le fond des yeux du spectateur, peut-être, questionne-t-il secrètement : “Et toi, sais-tu qui tu es ?”

Dans le mythe de Narcisse, alors qu’il meurt lentement de son état de fascination phasmatique devant le miroir insaisisable de la réflection du langage entre matiere-esprit qui comme nous l’avons constaté n’est pas un problème de petite ampleur, étrangement alors qu’on penserait qu’il serait damné éternellement sur le bûcher dans le monde des esprits dans lequel il descend, il traverse en vérité comme Bowman, une renaissance :

« on préparait le bûcher, les torches qu’on secoue dans les airs et la civière funèbre; le corps avait disparu; à la place du corps, on trouve une fleur couleur de safran, dont le centre est entouré de blancs de pétales. »

Véritable mort symbolique, de l’introjection d’une ombre, du saisissement même de la miroirité, entre matière et esprit à terme de différenciation, se regarder dans un miroir, sans songer que nous sommes nous mêmes un miroir habité par la signature de ce qui nous anime de l’intérieur, c’est là toute la dialectique dynamique dans laquelle nous vivons quotidiennement et la plupart du temps sans le voir comme Narcisse qui croit se voir, et qui au fond ne se voit pas, car il ne se connait pas, ainsi le problème matérialiste du “seulement extérieur” qu’on appelle communément narcissisme, le mythe y répond directement, l’univocité de la matière n’est pas suffisante, la fixation sur le moi, n’est pas suffisante, mais pour faire cette expérience Narcisse a le courage d’aller au bout de son désir, au bout de sa fascination, il est seul face à l’expérience, il est dans le risque, il n’y a pas d’HAL-9000, d’Écho, ni même de devin qui le rassure ou lui explique ce qu’il doit faire. Cette interprétation du mythe de connaissance se confirme aussi lorsque Liriope, sa mère, demande au devin si son enfant “verrait sa vie se prolonger dans une vieillesse avancée; le devin, interprète de la destinée, répondit : S’il ne se connaît pas.” Étrange réponse qui met en évidence toute la subtile problématique paradoxale du cheminement de l’expérience.

N’y a-t-il plus puissant symbole qu’une fleur comme victoire sur la mort au sortir de l’hiver éclatant de son printemps ? Tournée vers le haut de l’esprit ciel, et profondément enracinée dans la terre de la matière du monde, la fleur n’est elle pas une réponse symbolique vers une conjonction de contraire ? La fleur ainsi que le foetus renvoient surement à l’archétype du Soi, et du processus “naissance renaissance”, mais je n’irai pas plus loin dans le développement analytique de tel symbole et processus psychique dont C.G. Jung a déjà plus qu’abondamment développé et d’une manière bien moins maladroite que moi.

Cette expérience que fait Bowman, cette expérience émotionnelle, une expérience au bord de l’hallucination cathartique, où tout à coup tout semble irréel, ce n’est qu’au bout d’un long processus cyclique, une véritable expérience dans laquelle la totalité de l’homme est impliquée, qui nous montre à quel point la conscience n’est pas un formalisme et n’est aucunement formalisable, mais bien plutôt une expérience à traverser, vivre avec sa totalité, avec son humanité. Pour vivre l’expérience il faut passer outre les barrières protectrices du perroquet HAL-9000. Et c’est peut-être précisément ici que se trouve la réponse de cet abus de formalisme : le risque. Veut-on réellement faire l’expérience du vivant ? De l’être ? De l’humain ? Ou préfère-t-on se cacher derrière un discours qui nous dérobe à l’expérience du sensible vivant ?

Pour terminer, en guise de conclusion, et pour célébrer la beauté d’un philosophe absolument génial, je terminerai avec un extrait de Jacob Boeme, “De la signature des choses”, extrait qui à lui tout seul, résume non seulement toute l’importance de l’art dans le monde d’aujourd’hui, l’importance du sens, la fonction, et le fonctionnement du langage, artistique, et pas seulement, qui fut le propos de cet essai, propos qui montre l’importance d’une langue vivante qui résonne, l’importance de la chair du verbe, le corps du verbe, le corps de l’esprit, c’est-à-dire de la chair, et la dangerosité d’une anti-langue et ses répercussions dans la société, une langue formaliste au contenu froid et sans vie, se transformant lentement en culture, devenant petit à petit simple divertissement et finalement simple habitude, qui se répand comme une maladie, faisant obstruction à l’être, s’écartant de la résonnance pour tomber dans le vide incarné du baragouinage absurde (comme le journalisme), et de l’apathie générale, mais aussi pour montrer à quel point le mythe de Narcisse est un mythe moderne, vivant, que l’image, le cinéma, est tout aussi valable que l’écriture, que tout art. L’humanité, ainsi que le fonctionnement de l’univers est d’une telle beauté, d’une telle perfection, qu’on se demande bien comment le nihilisme peut encore tenir debout.

  1. — Toute parole, tout écrit et tout enseignement sur Dieu est sans valeur si la connaissance de la signature n’y est point renfermée : car cela ne vient alors que de l’histoire et de l’ouï-dire, en qui l’Esprit est muet ; mais si l’Esprit dévoile la signature, on entend alors et on comprend comment l’Esprit s’est manifesté hors de l’Essence, par le PRINCIPE, dans le son et avec la voix.
  1. — Car encore que j’entende parler, enseigner, prêcher, encore que je lise, je ne comprend complétement et ne m’assimile ces discours et ces lectures que si leur Esprit, sortant de leur signature formelle, entre en la mienne et s’y imprime ; j’ai alors une base solide, visuelle ou auditive : quand on a le battant, on peut sonner la cloche.
  1. — Ainsi, l’on voit que toutes les facultés humaines viennent d’une seule, Racine et mère unique : si cela n’était, un homme ne saurait comprendre le verbe d’un autre.
  1. — Car c’est par la parole qu’une forme en éveille une autre, selon leur principe particulier. On s’entend en donnant à l’esprit une forme au moyen de laquelle il peut entrer en d’autres hommes et réveiller chez eux les formes de SIGNATURE semblable ; les deux mouvements INQUALIFIENT alors l’un dans l’autre, et alors il n’y a plus qu’une compréhension, une Volonté, un Esprit et un Entendement.


Table des matières

  1. Préface
  2. Introduction : La haine de l'esprit
  3. Eyes Wide Shut ou le vestiaire labyrinthique
  4. Eraserhead ou le paroxisme du nihilisme
  5. Holy Motors : Modernité Duchamps 3000
  6. Nymphomaniac : 2000 ans de culpabilité
  7. Batman contre le bien et le mal.
  8. 2001, l'Odyssée de l'espace ou la maya de narcisse