La Camera Obscura
Eraserhead ou le paroxisme du nihilisme
C’est dans ce grand vide que nous tombons, là où tout commença, par une nuit profonde, un gouffre de néant, aussi cosmiquement profond que l’univers. C’est dans ce sombre et ce vaste noir que nous apercevons une planète, sur laquelle vient s’éclater le foetus d’Henry, splotch ! Voici “l’homme”.
C’est dans une immonde flaque de boue vaseuse à l’image de cette planète que dans une terrible chute, comparable à la déjection misérable d’un étron, que nous sommes jetés, lancés comme un misérable vermisseau, comme un crachat, l’éternuement de Dieu…
Henry a beau venir du fin fond cosmique, il a déjà la tête explosée devant la pleine réalité. Halluciné par les convulsions qui sont devenues les battements de son coeur de toute l’absurdité présente devant ses yeux. Accompagné de cet homme aux manettes, une sorte de surmoi, commandement du robot Henry, qui fatigué, désespéré, active les manettes robotiquement, comme si Dieu lui-même, le créateur, n’était plus qu’un être pustulant, moisissant dans sa cabine abandonnée, aux commandes d’un monde mourant, se putréfiant, dont la réalité quotidienne ne serait qu’activer éternellement des leviers d’usines pour le saint protocole de l’absurdité sans nom.
Oscillant dans la noirceur des ténèbres, gouffre grisâtre et continu de colossaux murs d’usines à perte de vue, le pauvre Henry, être apparemment muni d’une sensibilité, si cela possède un quelconque sens dans un tel monde d’assemblages de tuyauteries, d’entrecroisements électriques qui ne fonctionnent qu’étrangement, martelé quotidiennement, de lourds bruits mécaniques, à la fois terrassé et abattu d’inanition. Il longe les grandes usines qui peuplent sa ville, ce labyrinthe de béton armé. Il s’engouffre dans les longs couloirs aux couleurs si sombres, aux allures béton. Est-ce la mort qui est racontée ici ? Nous sommes plongés au contact de ce froid mécanique, texture de chat mort décomposée, bubons visqueux, flaque de pétrole abandonnée, mutantes dans leurs noirceurs et leur tas boueux.
Il suffit de se laisser caresser par la surface du film de David Lynch, ce si grand peintre de l’ambiance qui soit dit en passant révolutionne le cinéma, pour qu’un royaume entier de sens en émane, montrant ainsi au plus technocrate que la texture et la photographie possèdent une fois maitrisés un sens artistique d’une grande profondeur.
Quand Henry parait enfin pouvoir rentrer chez lui, il n’a d’autre chose à faire que s’allonger sur son lit et attendre, car il n’y a rien dans sa vie, rien d’autre à faire que d’attendre et rêver, transformant ainsi le glauque radiateur qui orne sa chambre en un beau cabaret qui devrait faire place à une sublime chanteuse populaire, mais c’est une sorte d’exagération mutante Betty Boopienne infectée de joue buboneuse qui se présente sous nos yeux, visage d’hamster crispé de faux bonheur perché, car dans Eraserhead même la beauté est infectée de pustules, donnant ainsi accès à cette sublimité artistique du paradoxe révélateur sur la chose visée : risible d’invraisemblance joyeusement vécue jusqu’à son plus grand paroxysme.
C’est dans un secouement continu, surmené de spasmes oscillant tantôt dans le fou rire et tantôt dans la plus grande dépression suicidaire, le cerveau transformé en pouding dans lequel Lynch touille à souhait que nous sommes plongés dans la scène de ménage. Exagération loufoque de toutes les scènes de couples confrontées à la famille. Où des questions aussi simples que : “qu’est-ce que tu fais dans la vie” prennent de telles proportions que l’atmosphère de malaise en devient cosmique, étranges imbroglios d’exagération sentimentale que Henry doit subir malgré lui, l’homme jeté, alors que les personnages semblent totalement déconnectés de la situation tendue qui règne aussi lourdement que les sourds bruits de machines.
Dans le trou sans fond d’errements incompréhensibles, abandonné par sa pseudo conjointe avec la monstruosité qu’est son propre enfant (ou son oeuvre), en quête d’un peu d’amour, d’un peu de beauté, d’un peu de bonheur, de saveur, de gout sensible, de quelque chose qui pourrait lui faire accepter un tel délabrement, car au final la question soulevée par Eraserhead est bien la question du sentiment, du sensible dans une telle époque. Henry se laisse rêver, se laisse aller, et fantasme sur la belle voisine, dont Lynch nomme judicieusement dans le scénario : “Beautiful Girl Across the Hall”. Ce rêve le mène vers cette si paradoxale Chanteuse aux joues atrophiées, lui tendant ses bras d’un amour exagéré de sincérité, en chantant de belles sérénades :
Au paradis,
Tout est bien
Tu as des plaisirs
Et j’ai les miens
Henry hésite, tant de naïveté, cela est-il seulement acceptable ? N’y a-t-il que cela comme amour possible ? En sautant le pas, tout déraille, le foetus, sa naissance, la naissance de son enfant, ses remords, la folie surréalistement absurde de sa vie, il perd la tête, littéralement puisqu’elle s’envole pour finalement tomber du ciel et venir s’écraser dans les rues fantomatiques de la ville noire. Cette tête abandonnée, apparemment de grande valeur commerciale puisqu’elle est aussitôt récupérée par un enfant pauvre pour être vendue à un marchant industriel qui utilisera la cervelle pour créer des “têtes effaceurs” (Eraserhead) c’est-à-dire des gommes… Qui serviront à effacer ! Nous avons peut-être là la plus glauquissime métaphore d’un capitalisme qui ne donne pas vraiment envie de continuer cette vie. Sublime apothéose de l’absurde, lorsque le technicien testant l’efficacité de cette gomme balaie dans le gouffre béant de la nuit la poussière de cervelle qui s’efface lentement dans le noir. Un colossal souffle vide de néant suintant l’humour cathartique, pour lentement disparaitre à jamais. Tout ceci… Toute cette existence… Pour rien… Gomme du vide…
C’est ce cauchemar dont Henry se plait à rêver qui résume à peu près tout le film. Cette ville, cet assemblage d’usine à production, cette société des années 70, ce 20e siècle, son mode de pensée à terme technique de production, de cultures industrielles, d’imposition philosophique totalitaire, fixe et statique, ce monde invivable, qu’un simple regard contemplatif par la fenêtre montre des hommes se battant dans une flaque de boue. Ou lorsque la motivation d’accomplir son fantasme gagne Henry, il se rend compte que sa voisine est en fait déjà très bien accompagnée. Déçu de tout ce trop, le monstrueux enfant (ou l’oeuvre de Lynch) donne le coup de grâce avec ce rire sarcastique qu’est ce film. Confronté à cela Henry décide de tuer l’enfant (ou l’oeuvre) tombant dans un état de folie qui ne pouvait que déboucher vers le mystérieux music-hall, qui d’ailleurs se retrouve dans chaque oeuvre de Lynch.
Ce music-hall, seul lieu où la sensualité a le droit à l’existence dans un monde froid et mécanique, monde dans lequel Henry souffre de subir l’absurdité du non-sens, le grand nihilisme, c’est-à-dire de ne pas avoir de rapport au monde, de ne pas être au monde. L’histoire d’une oeuvre, l’histoire d’un chemin, l’histoire d’une réflexion langagière, dialectique de l’intelligence du sensible, touché du peintre, plastique de la transpiration du corps, capteurs sensoriels du monde intérieur confrontés au monde extérieur qui étrangement s’exclut aussi fortement que l’ignorance du malaise et des personnages d’Eraserhead. C’est peut-être là que se trouve la réponse, un cri pan-ique, théâtre de la cruauté, une morsure concrète qui nous rappelle trop notre non-rapport au monde, qui nous rappelle trop vitalement, ce que le corps et l’esprit doivent subir quotidiennement, une scission difficilement supportable, une scission d’absurdité, entre sensibilité, et loi intellectuelle de construction volontaire. Cette scission dans Eraserhead est poussée au maximum, soulignant à quel point cette note légèrement fausse résonne fortement. Véritable film allumant sa lumière au fin fond de la nuit, montrant ainsi la sublime dialectique de l’oeuvre et son questionnement.
Que dit le modèle de société de cette époque ? La femme serait-elle un mensonge ? La sensualité serait un excès hystérique de folie pathologique ? Où l’existence se justifie-t-elle dans un tel monde ? Que pense Henry et surtout pourquoi hésite-t-il ? Désespéré, il s’accroche, dans cette sorte de traversée, il s’accroche à cette femme, à cette sensualité exagérée, c’est tout ce qui lui reste dans ce gouffre gris, ce monde d’usines désaffectées. Il ose les sentiments dans un tel endroit, quelle erreur ! Où est l’exclusion dans une telle scène ? Où est la puissance, l’intelligence du contrôle ?
N’oublions pas l’évolution du music-hall chez Lynch, tout d’abord dans Blue Velvet, ce beau velours bleu porté par la belle chanteuse sensible, accompagnée des plus grands psychopathes machistes du siècle. Dans “Twin Peaks - Fire Walk With Me”, aux couleurs si charnelles, lorsque la chanteuse fait pleurer tous les jeunes en crises, moment suspendu dans un monde d’excès violent, moment de sensibilité hors temps quand tout va trop vite, construit autour du meurtre de la belle Laura Palmer. Ou encore “Wild At Heart”, et le métal de l’amour feu. Puis finalement le Silencio de Mulholland Drive, théâtre des révélations cachées entre femmes. Sans oublier le rapport de cette sensibilité féminine ignorée dans un monde froid en quête de puissance se retrouve aussi dans Inland Empire dont Lynch lui-même dit “c’est à propos d’une femme en détresse,” tournant autour de divers sujets comme la traite des femmes venues d’Europe de l’Est ou encore de femmes battues. Ainsi qu’un petit clin d’oeil à DumbLand ce dessin animé surréaliste.
Eraserhead, monde nihiliste révolu d’usines en pleines crises du 19e siècle, se mord la queue de sa propre crispation, alors que les prochaines crises pointent déjà le bout de leurs nez face à une civilisation qui se dit à chaque fois parfaite dans sa fixité, le dynamisme involontaire, c’est-à-dire l’ombre de la lumière, renforcée par le pinceau de l’artiste destructeur, met en lumière le démoniaque d’une époque de manière tout à fait sublime, et je trouve, d’un grand humour (absurde), bien que la pudibonderie de l’aveuglement voudrait encager de tels phénomènes à coup de “malaise et bizarrerie”.
Car ce qui semblait être un problème d’apparence, devient un problème d’époque, ses enfants : les pères Descartiens, poussés par la conquête de la volonté du “Je pense, donc je suis”, c’est à dire une unilatéralité de l’esprit de volonté sortie de son instinct, se réclame comme “maître et possesseur de la nature” relèguent comme Descartes lui-même, les fonctions psychiques plus basses comme celle du sentiment (et pas que), ce sentimentalisme hystérique, c’est-à-dire en tant qu’ombre.
Dans cette explosion de lumière, Henry s’accroche à cet amour possible, comme le dernier rempart vers une nouvelle lumière. Comme si dans un monde dominé par l’a-mondialisation le dernier résidu d’âme serait avec la chanteuse de cabaret, mettant en avant l’importance de pouvoir être capable de distinction entre le faux rêve disneylandien, et la réelle magie d’un quelque chose qui unit. Projection finale de l’oeuvre, comme si derrière les apparats hystériques au premier abord de la féminité se cachait quelque chose de beaucoup plus profond, et beaucoup moins unilatéral qu’on ne le pense.