La Camera Obscura

Nymphomaniac : 2000 ans de culpabilité

Elle est là, au début, dans le silence d’une légère neige, dans les bas-fonds des rues aux allures glauques, à terre, effondrée, battue, violentée, même humiliée. Comme tombée dans un monde qu’elle ne comprend pas. Elle se confessera pendant tout le film à Seligman qui pourrait très bien être un père d’église, ou du moins en a les caractéristiques, autant dire l’antinomie même de Joe. Homme reclus, sans libido, qui vit dans un trou, sombre et noir, où il semble ne pas se passer grand-chose si ce n’est ses interminables digressions intellectuelles.

Elle se confie donc à lui, ainsi qu’à nous, spectateurs de cette horreur, dont l’œil se verra tranché et secoué par la vérité épileptique qui nous prend aux tripes et donc au cœur comme sait si bien le faire Lars pour démontrer, non pas mentalement, mais bien sentimentalement vu à quel point il tire sur la corde de l’éxagération. Ce film pourrait d’ailleurs très bien appartenir à sa trilogie cœur d’or, du fait de ses similitudes avec Breaking the Wave. Lars semble toujours faire le même film, mais avec chaque fois un génie renouvelé. Mais de qui parlent au juste ces films, qui sont ces femmes ? Laissons parler son chef opérateur (Manuel Alberto Claro) : “Quant à la nymphomanie, ce n’est pas un commentaire sur les femmes : il parle de lui, toujours. De ses propres addictions. Comme il ne veut pas passer par l’autobiographie, alors il prend des détours plus abstraits…”

Lars se met tout le temps dans un rôle de femme, qui plus est, passe son temps dans une sorte de crise qui n’est pas du tout entendue : Bess dans Breaking the Waves, Selma dans Dancer in the Dark, La femme sans nom dans Antichrist, mais aussi Grace dans Dogville. C’est toujours le même problème, confrontation d’une sensibilité taraudée par une question profonde qui cherche, essaie toute les possibilités (et par ce fait démontre les affres de l’humanité), au même nombre de chapitres que compose Nymphoniac, ainsi que toutes les digressions que le film comprend, comme tous les commentaires de Seligman, ou de tous nos reproches que nous-mêmes spectateurs pourrions nous faire du film et tout cela en tirant fortement sur la corde de l’éxagération dramaturgique tout en s’approchant parfois du théâtre de la cruauté.

Joe est couchée, dans le gouffre de la nature béante et ses hautes herbes, tout est beau et contrairement à la même scène d’Antichrist cette fois-ci renversée, c’est-à-dire non-anti (parallèle à Antichrist), où l’héroïne avait peur de la nature, où la nature était le diable en personne, où ce qui donnait la vie même était devenu mort. Joe s’ouvre en pleine jouissance en se masturbant. Elle monte, elle monte, se transcende, au point où deux divinités l’accueillent, dont une serait la Vierge-Marie selon Joe alors que Seligman nous dit qu’elle est Messaline, une folle nymphomane d’un autre âge qui par ses vices se serait fait exécuter. D’ailleurs, sur ce point rappelons le témoignage de certaines mystiques : “Durant les extases c’était comme si j’étais possédée par un instrument qui me pénétrait et se retirait en me déchirant la chair… J’étais remplie d’amour et rassasiée d’une plénitude inestimable… Mes membres se brisaient et se cassaient de désir alors que je languissais, languissais, languissais… Ensuite lorsque je revenais de ces ravissements d’amour je me sentais si légère et satisfaite que j’aimais bien même les démons… ” a osé dire une certaine Angèle de Foligno qui n’a pas même été brûlée et même reconnue par l’Église catholique romaine, horreur ! Que s’est-il passé dans la tête de ces gens ? Pour ne pas voir la claire folie de cette femme qui a osé jouir sans être profondément condamnée ? On ne sait…

Ô terrible et grande église occidentale, cruels pères sectaires, renfrognés, bâtisseurs de notre misérable morale déviante, dans laquelle règnent la culpabilité, la sous-estimation, destinée aux calculs, pour du démontrable, du saisissable, du rentable, utilisable et dans laquelle règnent des valeurs comme l’indifférence, le mutisme, la froideur, l’objectivité logistique. Occident noir de la grande dépression tortueuse dans laquelle la rédemption du Christ serait à chercher dans un chemin de croix où chaque étape est une nouvelle cause de souffrance débouchant sur la souffrance de la souffrance. Pardonne tes pêchés mon enfant, et fouette-toi 3000 fois, car tu n’as rien sans rien !

Si Lars dans un interview donné à Cannes évoque Sade pour parler d’un film qui raconte l’histoire “d’une fille qui se croit nymphomaniaque”, ce n’est pas pour rien. D’ailleurs, notons que l’héroïne de Melancholia s’appelle Justine. Sade en 1799 dans son roman : l’Histoire de Juliette, ou les Prospérités du vice écrit en ces termes ce que représente pour lui la morale de cette époque : “On appelle conscience, ma chère Juliette, cette espèce de voix intérieure qui s’élève en nous à l’infraction d’une chose défendue, de quelque nature qu’elle puisse être : définition bien simple, et qui fait voir du premier coup d’œil que cette conscience n’est l’ouvrage que du préjugé reçu par l’éducation, tellement que tout ce qu’on interdit à l’enfant lui cause des remords dès qu’il l’enfreint, et qu’il conserve ses remords jusqu’à ce que le préjugé vaincu lui ait démontré qu’il n’y avait aucun mal réel dans la chose défendue.”

Entendez bien ces quelques lignes, cette confusion entre conscience au sens psychanalytique, et ce scrupule qui exige le respect d’un code moral. Cela met en lumière à peu près tout le projet révolutionnaire de Sade qui dit à propos des deux sœurs opposées : “L’une, très libertine, vit dans le bonheur, dans l’abondance et la prospérité; l’autre, extrêmement sage, tombe dans mille panneaux qui finissent par entraîner sa perte.” Renversement ? Où “la bienfaisance est punie, la pitié sanctionnée, la prudence châtiée, l’amour du vrai ridiculisé, la vertu persécutée, le vice recompensé” ? Le projet Sade, détruire à coup de bombe nucléaire le mur du conformisme social et son hypocrisie morale ?

Malgré la jouissance à laquelle Joe accède très vite dès son enfance, sa vie est une chute. A force de vouloir à tout prix cette jouissance, d’en faire justement un code moral, les forces se renversent et deviennent extrêmes. On peut le comprendre vu le titre, c’est-à-dire une nymphomane qui s’obstine maladivement dans une démence unilatérale, obsessionnelle… Elle passera la plupart de son temps à se cogner dans un monde renfrogné, vulgaire et profondément sadique, mais aussi dans son absence de limite, comme la naïveté même de sa première rencontre avec Jérôme, comme ses débuts dans le grand occident de l’objet, où la sexualité devient une conquête pour une récompense en boite de chocolat (Chapitre 1). Dans le Chapitre 2, il est dit que l’amour n’est qu’une convoitise avec un peu de jalousie ajoutée…

Joe acceptera son rôle de soumise, sa propre bizarrerie, son vice, qui la mènera au pire, à sa propre perte donc, et pourtant elle se bat pour se conformer à cette mécanique morale, déchirée dans l’autre sens par sa libido effrénée qui veut absolument tout le contraire de cette morale même. Non, finalement elle ne peut pas vivre avec Jérôme. Car elle ne sent plus rien, son arrangement social lui aurait joué quelque tour ? Son propre mensonge se serait retourné contre elle même ? Il lui faut autre chose, d’autres expériences. Et nous voici dans le chapitre 6. Nous descendons dans les bas fonds sadomasochistes, c’est-à-dire autodestructeur, les déviances perverses d’un amour inexaucé, plus précisément qui ne peut s’exaucer que dans la Justice d’avoir reçu le nombre de coups mérités. Que faut-il payer pour la récompense du sac de chocolat ?

La rencontre avec P, ou du moins sa réplique en plus jeune montre bien le chemin inversé dans lequel elle a choisi d’avancer, comme les chaussures inversées de l’enfant d’Antichrist, après s’être convaincue qu’elle ne valait rien, sauf un mérite par coups de fouet. La voilà devant elle même, et c’est maintenant elle même qu’elle va corrompre. Dans une telle dissociation, confrontée à la naïveté de la jeunesse, sa propre jeunesse, son propre portrait, sa propre histoire, son propre miroir, c’est d’autant plus qu’elle va la corrompre pour parachever la dissociation. Car l’enfer dans lequel Joe s’est plongée ne fait que commencer, le jour où sa créature P lui vole son Jérôme, c’est le comble du retournement, sa faiblesse exposée, la réveille par l’appel de conquête de la grande jalousie. Tout vouloir ? Trop en vouloir ? Puissance de possession du patrimoine ? Dans Nyphomaniac, il n’y a pas d’un peu, ou de moyennement, tout est trop, c’est ainsi que chargée d’une sainte colère, la corruption à son maximum, dans un acte surréaliste d’humour cathartique, elle rate son coup de révolver. Lars semble avoir un malin plaisir à pousser ses personnages jusqu’au maximum de leur perdition, pour tirer sur la ficelle de notre propre cœur. Pour Joe tout est raté.

Et pourtant, dans sa crise de lucidité, elle avait osé, dans sa réunion de “fous anonymes”, elle avait préparé son petit discours tout fait, empli de bons sentiments, accepté d’avoir une identité de moins que rien, nivelée, comme les autres, et pourtant, tout à coup, elle sort le morceau, leur crache dessus : “Non je ne suis pas comme vous, moi j’aime le sexe, j’ai le droit, je suis moi, j’ai ma liberté” pourrait-elle dire.

Autant le dire tout de suite, devant de tels paradoxes, ce film devrait être condamné sur-le-champ, trop de vérité, provoquera trop d’abcès, des flots d’ombre, des déchaînements d’asservissement plombés, devant les yeux écarquillés, devant le choc de la maladie occidentale qui nous plombe depuis la nuit des temps. Enfermez Lars comme on a enfermé Sade, au nom de la morale et des bons sentiments ! Ce film c’est “de la propagande contre l’humanité” comme ont osé le dire certains critiques…

Le film se clôt ainsi : que faire pour définitivement mettre fin à la plus grande libido instinctive de toute la constitution humaine ? Pour qu’elle ne s’écoule plus, pour que l’énergie cesse, et que tout finisse ? La mort ? La froideur de Seligman ? Ou l’obstination aveugle de Joe ? Elle est passée par tous les chemins, toutes les situations : dogmatiser, s’hypocriser, se réduire, rabougrir, se détruire, dévergonder, exploser, fantasmer, s’enfermer, et malgré tous ses échecs, elle ne peut pas refuser d’être elle même, elle ne peut pas se “volontariser”, elle n’est pas maîtresse de ses pulsions, pas maîtresse de son propre corps, de ses désirs, de son destin. Seligman était peut-être la réponse absolue, mais Lars encore une fois nous déchire le cœur en montrant le vrai Seligman… N’oublions pas que “l’église” représentée par Seligman ne vas pas sans la liberté qu’elle réprime. Laissons l’art, ce démon révélateur de la nature, violer notre construction culturelle, cette habitude du mensonge face au grand doute de l’univers. Maintenant, il est clair, que Lars Von Trier et Sade nous renseignent sur le fait que l’excès est un formidable outil artistique puisqu’il permet de tirer sur les cordes des complexes (faits de contraire) qui nous animent tous.



Table des matières

  1. Préface
  2. Introduction : La haine de l'esprit
  3. Eyes Wide Shut ou le vestiaire labyrinthique
  4. Eraserhead ou le paroxisme du nihilisme
  5. Holy Motors : Modernité Duchamps 3000
  6. Nymphomaniac : 2000 ans de culpabilité
  7. Batman contre le bien et le mal.
  8. 2001, l'Odyssée de l'espace ou la maya de narcisse