La Camera Obscura

Eyes Wide Shut ou le vestiaire labyrinthique

Le rideau s’ouvre : Eyes Wide Shut. Le titre devrait déjà nous mettre sur la bonne piste : “Les yeux grands fermés”. Il faudrait peut-être souligner ce Wide, aussi grand et large que l’écran de cinéma qui vient éclairer nos petits yeux de spectateurs éblouit par le projecteur, de quoi au juste ? Vers quelles mystérieuses choses nos yeux sont-ils soi-disant fermés ?

La question s’approche donc de la vue, qui voit quoi ici ? On ne peut nier l’entrée sensuelle, voir presque érotique qui s’ouvre avec Nicole Kidman nue, le ton et l’ambiance sont directement posés d’emblée, sur la cornée de notre rétine, et surtout, nos sens. Voici le Docteur William Harford dit Bill, qui a visiblement réussi sa vie, autant sur le point politique et moral : il est docteur, soigne des gens, c’est bien. Il gagne donc beaucoup d’argent, est respecté. Il partage son luxueux appartement avec Alice Harford, on ne peut donc que constater et confirmer que leur mariage c’est-à-dire leur vie est une réussite. Quel excellent choix de Kubrick, car effectivement, quoi de plus représentatif que ce couple : Tom Cruise et Nicole Kidman pour transfigurer ce film ? Pulpeuse image populaire du couple star, modèle qui devait figurer sur tous les magazines branchés de l’époque et qui d’ailleurs font toujours parler d’eux. Tout est là donc, pour une vie réussie : femme, famille, enfant, argent, travail, appartement luxueux. L’excellence même de la vie parfaite, non ?

Nous devrions nous demander à qui cette vie “parfaite” appartient elle. Qui l’a inventée, qui l’a formulée, qui l’impose ? Quelle histoire sociologique ? Morale et psychologique ? Peut-importe, nous sommes largués au milieu du labyrinthe, dans la brume rêvée des réflexions du dimanche, il faut vivre, cette histoire, ce film, cette vie “parfaite”. Livrés à nous-mêmes, pauvres spectateurs que nous sommes tous, comme ce cher Docteur, c’est-à-dire sans vraiment savoir où nous allons, vers quoi allons-nous. On a toujours bien fait, médecine quand même ! Et réussi ! On pourrait croire que la vie de Bill ainsi que celle d’Alice n’a plus besoin de rien, qu’elle est arrivée à maturité dans sa construction, son élaboration, on s’était dit qu’on voulait se poser, qu’il fallait la trouver, ou le, trouver. Une compagne, un compagnon. Ça fera l’affaire, et on se lance dans la vie… Il faut juste être bien organisé, avec une bonne stratégie…

Ce couple parfait, cette vie parfaite, cet arrangement dans la société pourraient être résumés en un seul nom : la fidélité. William est fidèle à sa femme, et sa femme lui est bien entendu fidèle, tous deux sont fidèles à la société, ils ont été éduqués pour bien faire, ils ont étudié, et maintenant ils récoltent patiemment ce qu’ils ont semé, la réussite sociale. Pourtant, chaque plan du film est comme un immense sublime et délicieux plat gastronomique de toutes les pires tentations et suggestions fantasmatiques. On ne peut qu’être subjugué d’envie charmante de franchir la barrière de l’interdit moral, violer le serment de fidélité. Tout d’abord, cela se produit avec ces belles demoiselles aux courbes sinueuses, qui tels des serpents armés de pommes juteuses, sont capables de tout pour appâter, tenter, et l’on pourrait même dire “faire saliver” notre cher Docteur en le suppliant d’aller “Where the rainbow end”, c’est-à-dire au bout de l’arc-en-ciel… Toute personne confrontée à cette situation absolument improbable, mais tellement fantasmatique devient obligatoirement scindée en deux parties dont la première affirmerait fermement d’un grand “Oui !” alors que l’autre nous rabâcherait discours “plus juste”, moral : “Il faut bien réfléchir, car on est marié, on a des enfants, une vie bien ancrée”. Un véritable et inextricable problème éthique, seulement éthique ?… Charme des sirènes… On voudrait qu’il dure éternellement, pourtant à peine Bill se trouve-t-il confronté à son devoir de médecin, que le voilà de nouveau devant le corps dévêtu d’une prostituée qui ressemble d’ailleurs beaucoup plus à celui d’une déesse. Et même plus tard, alors qu’il accourt d’urgence tel un héros devant les complications d’un patient en coma et qui malheureusement décède à son arrivée, la fille, bien que mariée, perdue dans sa tristesse hystérique lui déclare sa flamme en essayant de l’embrasser de force.

Ces appels à franchir la limite vont se répéter tout au long du film, autant du côté de Monsieur que de Madame. Alors que la vie Harford semblait être parfaite dans son sens le plus banal, c’est-à-dire au fond, froide et glacialement ordinaire dans sa routine. Les appels de l’extérieur sonnent comme de véritables appels à la tentation, des rencontres, sinueuses, qui appellent à une excitante découverte. On a envie de voir ce qu’il y a de l’autre côté, attiré, charmé par les odeurs d’un gâteau au chocolat au moment même où la faim frappe l’estomac. Pouvoir enfin sentir l’explosion éclater dans tout le palais, dégageant ainsi l’orgasme d’apaisement que pourrait provoquer la possession dévorante de se laisser-aller à franchir la barrière, pouvoir s’autoriser de pouvoir manger, alors que nous sommes clairement conscients que nous avons un pacte moral à tenir. Et si on l’oubliait quelques secondes ? Cette fidélité, à quoi sert-elle finalement ? Depuis la première image du film, un caractère fort érotique émane des images chaudes et lumineuses. Alors que l’on est censé être en pleine saison hivernale, froide et glaciale, on est muet d’étonnement du parfum de tentation qui émane de ces mises en scène toutes plus belles les unes que les autres. Sombre et bleutée nuit lumineuse, remplie de naïades qui bousculent nos yeux sans cesse.

Avivé par sa curiosité devenue un aimant ensorceleur, car chargé de libido, donc corporel et pulsionnel, appelé par cette séduisante musique voluptueuse des diverses sirènes qu’il croise, toutes ces envies du corps. C’est ainsi qu’il finit par entrer déguisé dans l’antre des antres, avec ce mot de passe si important vu qu’il est en rapport avec ce qui se passe dans son cheminement : “Fidelio”. Le voici dans le retournement théâtral de la vie même, miroir retourné de la société, mascarade, mise en scène, théâtre, musique macabre et rituelle, ici tout le monde est masqué, l’élite de la société y est présente, l’homme ici est entièrement construit, on y voit défiler toutes sortes de masques, vautours, visages crochus, tordus, diffus, confus. Une figure centrale dans une sorte de pseudo rituel rythme le choix des femmes. Groupement, arrangement, qui autour d’un rituel s’arrange. Grand échiquier social, politique du pouvoir, patrimoine à faire luire, jeux de masque dans lequel il ne faut pas se faire démasquer. Et pour cela il faut tricher, faire valoir sa puissance pour faire briller son succès-pouvoir.

Dans cet antre caché, sombre et mystérieux qui allie masque, pouvoir, manipulation, organisation secrète, puissance, sous lesquels réside une organisation des pulsions, sexuelles, que notre curieux Dr. Bill découvre cathartiquement. Imbroglios d’arrangements douteux qui sévissent dans l’ombre de la société. Terrorisé par ce monde, lui qui jusqu’à maintenant avait confirmé le voeu de mariage et de fidélité social, collectif, mais surtout moral, pour faire les choses bien, comme il se doit, confronté soudainement devant la grande contradiction entre la règle du père-pape censé être bon, et la folie du laissé allé instinctive de cette “organisation politique”, passions chargées d’un numen si puissant, qu’il oscille entre mystère fascinant et terreur absolue.

Il est intéressant de noter que cette scène est souvent assimilée au conspirationnisme, qui n’est autre que la projection de la responsabilité humaine sur une figure qui contrôlerait tout : l’homme puissant. Groupement et concertation secrète entre plusieurs individus pour former un pouvoir marketing, institutionnel, gouvernemental… Quand le mystère de l’insondable résiste à l’intellect, avec la déresponsabilisation humaine que l’état produit avec son chef qui tel le roi peut tout se permettre en secret, le conspirationnisme est effectivement la réponse psychologique, de projection du mystère sur une figure plus grande, qui elle contrôlerait, c’est-à-dire l’élite de l’état. Ziegler nous confirme bien que les personnes qui sont présentes dans cette fête secrète sont des personnes puissantes, mais que font-ils d’autre finalement de leur ascension de puissance sociétale ? Ils se laissent aller à leurs pulsions les plus animales… Pouvoir, domination, contrôle, et quand le contrôle échappe on en veut toujours plus tel est leur “richesse” sanguinolente. Une puissance qui pourrait “exploser” dans la violence à tout moment.

Cette projection de puissance, c’est Ziegler qui la personnifie. C’est l’homme exceptionnel, riche et puissant, membre d’un pouvoir, membre d’une élite, haute société, réussite et pouvoir politique, une sorte de D.S.K, un Seigneur de l’Univers, qui serait comme l’accomplissement total de la vie (mondialisée) et donc totalitaire au sens d’une prise de pouvoir sur l’unité du monde-univers. C’est le modèle parfait du comportement sociologique de cette époque à laquelle devrait aspirer secrètement notre cher Docteur. On sait aussi, que ce type de personnage, l’homme puissant “machiste” est le centre nerveux auquel Stanley Kubrick s’est consacré à explorer tous les recoins psychologiques durant toute sa carrière : Lolita, Paths of Glory, Dr. Strangelove et même 2001 l’Odyssée de l’espace. Tout cela avec un grand génie, il faut le rappeler, du fait qu’il souligne sans cesse sa contradiction interne, ses paradoxes et ses sautes d’humeur, tel qu’a pu l’illustrer D.S.K et le type d’histoire qui le poursuit. C’est la part d’ombre de l’homme puissant qui, ayant pris le contrôle (totalitaire) sur la nature, ne sait plus comment combler son temps libre qu’il relâche dans la dépravation, qu’elle soit sexuelle, ou de toute autre forme d’extrême monomaniaque, typique d’un comportement mal équilibré avec une ombre très forte (par compensation psychologique). Il faut bien prendre en compte la logique d’antagoniste psychique, plus un monarque impose son contrôle, plus il perd logiquement son propre contrôle du fait de la compensation, tombant ainsi dans une colère unilatérale si enflammée, qu’elle consume toute vie. Le national-socialisme est effectivement un bon exemple pour ainsi rappeler quel genre de blessure narcissique l’histoire humaine comporte.

Le Dr. Harford se rend compte que dans sa fidélité, son pacte moral, quelque chose lui échappe, naïf et suiveur qu’il est, dans ses aventures face à la pleine réalité de la société actuelle, croyant à des sociétés secrètes alors que tout ceci n’est que mascarade pour se donner puissance de briller. Comme D.S.K, Ziegler bien que représentant une idéologie de puissance sociétale, tombe dans des comportements sexuels impulsifs et incontrôlés du fait de son profond manque de sens-sensibilité, et c’est justement cette sensibilité-là que recherche sans vraiment le savoir notre cher Bill Harford. Il est l’homme de l’univers qui aspire à un quelque chose, bien qu’il n’en soit pas conscient. Tout le long du film nous sommes plongés dans la routine du Docteur qui aspire à sa réalisation humaine, au bonheur de la circulation de l’énergie, mais sa “grande vie” manque de feu, manque de piquant, manque de surprise, cette grande vie donne faim, et pendant tout le film, il y a comme une odeur, un éros de feu croustillant qui se dégage de chaque évènement, chaque élément, chaque image l’éros nous appelle, il nous invite, on veut participer, essayer. Tout ceci semble bon et les papilles s’en réjouissent. Pourtant, toutes ces opportunités s’opposent à la morale du pacte de la mondialisation, les bonnes règles de conduite pour la civilisation.

Bouleversé par la grande contradiction de ces vérités, par ce masque déposé sur son lit qui non seulement symbolise la vérité du masque social qu’il a lui-même vécu, Bill n’a pas le courage nécessaire d’affronter le mensonge et se sent menacé par une élite, un groupement qui n’est au fond qu’une simple masse se donnant des airs par comportement collectif, l’élite de la société dirigée par l’homme puissant qu’il aurait dû devenir, ainsi que la masse bercée d’inconscience par ses propres fantasmes.

« La plupart des gens, quoi qu’ils puissent penser et dire de leur “égoïsme”, ne font malgré tout, leur vie durant, rien pour leur ego et tout pour le fantôme d’ego qui s’est formé d’eux dans l’esprit de leur entourage qui le leur a ensuite communiqué; — en conséquence ils vivent tous dans un brouillard d’opinions impersonnelles ou à demi personnelles et d’appréciations de valeur arbitraires et pour ainsi dire poétiques, toujours l’un dans l’esprit de l’autre qui, à son tour, vit dans d’autres esprits : étrange monde de fantasmes qui sait pourtant se donner une apparence si objective ! Ce brouillard d’opinions et d’habitudes s’accroît et vit presque indépendamment des hommes qu’il recouvre; de lui dépend la prodigieuse influence des jugements généraux sur “l’homme” — tous ces hommes qui ne se connaissent pas eux-mêmes croient à cette abstraction exsangue, “l’homme”, c’est-à-dire à une fiction; et tout changement que les jugements d’individus puissants (tels les princes et les philosophes) entre-prennent d’apporter à cette abstraction exerce une influence extraordinaire et d’une ampleur irrationnelle sur la grande majorité — tout cela pour la raison que chaque individu, dans cette majorité, ne peut opposer aucun ego véritable qui lui soit accessible et qu’il ait approfondi lui-même, à la pâle fiction générale qu’il détruirait de ce fait. » (Aurore, Nietzsche)

C’est dans cette nuit d’hiver que les yeux grands fermés, en manque justement de nouveauté, dans le froid intérieur, cette grande nuit des yeux clos, que le Docteur Harford, c’est-à-dire l’homme, l’être humain, ou encore l’humain aspirant à être, cherche à trouver de la nouveauté dans des actes si banals qui n’ont plus de sens. Cinéma ? Presse ? Livre ? Spiritualisme ? Nourriture ? Régime ? Pourtant Eyes Wide Shut nous confronte à notre plus grande ombre, qui comme le montre ce masque sur le lit du couple menace par sa terreur qu’il évoque, car au fond l’arme d’un groupe, l’arme de l’inventé masqué, identifié à sa persona, est sa puissance de menace et c’est devant cela que Harford recule. Le film aux yeux fermés se clôturera comme par hasard dans un magasin en plein Noël, arpentant les rayons pour trouver quelque chose qui pourrait les préserver des dangers de l’instinct refoulé, qui pourrait raviver la flamme libido de nouveautés, de surprise, de beauté magique, d’étoile mystique. Dans cet arrangement massif d’exceptionnels coups marketings. Y a-t-il plus paradoxal que la fête de Noël ? Cette fête paganiste d’une profondeur spirituelle aussi grande que son origine historique, pourtant aujourd’hui vécue comme le plus banal des artifices marketings dans un monde où l’on a besoin vitalement de nouveautés et de surprises pour raviver la flamme intérieure de la vie ? De l’éros de la libido ? Il faudrait dans la froideur de ce pacte quelque chose qui pourrait les aider à croire encore un peut plus longtemps à leur vie, leur fidélité masquée, cette grande morale, alors qu’ils sont conscients intérieurement, dans leur mensonge partagé, que leur pulsion s’engouffre dans un grand vide, le vide d’avoir fermé les yeux devant la terreur que la vérité mystique peut évoquer.



Table des matières

  1. Préface
  2. Introduction : La haine de l'esprit
  3. Eyes Wide Shut ou le vestiaire labyrinthique
  4. Eraserhead ou le paroxisme du nihilisme
  5. Holy Motors : Modernité Duchamps 3000
  6. Nymphomaniac : 2000 ans de culpabilité
  7. Batman contre le bien et le mal.
  8. 2001, l'Odyssée de l'espace ou la maya de narcisse