La Camera Obscura
Holy Motors : Modernité Duchamps 3000
Depuis un certain temps, dans notre modernité, on peut apercevoir typiquement un certain modèle d’artiste resurgir, développant toujours le même genre d’oeuvres aux allures fortement nihilistes, laissant donc un arrière-goût amer. Ce goût de mort, qui d’ailleurs révolte très facilement les critiques (il leur en faut si peu…) cette ambiance morbide, qualifiant justement ce que j’appellerais l’art nihiliste typique, se reconnait par un discours nihiliste univoque comme la seule chose valable, c’est-à-dire un non-sens, ou encore, l’histoire et le vécu de ce non-sens. Ce qui d’un point de vue psychanalytique souligne justement l’incapacité, ou encore la négation volontaire d’arriver à épouser le sens. Bien entendu, danger du tiers inclus, il ne faut pas mettre dans ce sac, ceux qui par le non-sens arrivent justement à parler du sens comme par exemple Lars Von Trier ou David Lynch. Tout dépend de la relativité avec laquelle l’artiste s’autorise à parler de ce complexe numineux qui soit le gêne, soit l’excite, et le plus souvent par la négation. C’est ainsi qu’il faut rappeler l’importance de la logique du tiers inclus, pour ne pas tomber dans l’univocité idéologique de certains “critiques” qui se perdent trop souvent sur l’aspect extérieur de soi-disant valeurs. Car en négligeant délibérément certains phénomènes ou éléments, de par leurs intrications entre eux, ils seront forcément mis en avant par leur négation, c’est-à-dire leur contraire, aucun complexe ne peut “se suffire à lui-même dans une indépendance et donc une non-contradiction rigoureuse”, en excluant, d’une certaine manière, on souligne l’importance de ces éléments, on les inclut forcément (par compensation).
De ce fait, des oeuvres “ratées”, ou encore non artistiques peuvent devenir intéressantes. Car chaque élément cache son propre contraire (ou son ombre) à l’intérieur de lui-même. Parfois ces contraires s’expriment à travers la trame temporelle de l’oeuvre, par divers personnages ou situations, ou encore tensions de situations comme une danse du contrepoint, entre harmonie et dysharmonie, parfois voulue par l’auteur et parfois non, ce qui est le propre de la réalité, de n’être pas toujours visible. C’est aussi le propre de l’art de souligner, exagérer, jouer avec l’élasticité de la réalité physique de ce qu’on pensait n’être qu’esprit, pour ainsi rendre visible ce qui ne l’était pas.
Le problème d’un phénomène universel, une loi, est qu’elle entre en contradiction avec la volonté propre, ce que la psychanalyse a appelé le moi. Et quand le moi fait l’expérience de la vie, qu’il le veuille ou non, il fait forcément l’expérience des lois, qu’elles soient extérieures comme intérieures.
De ce point de vue, le discours de Leos Carax est intéressant sur le fait qu’il touche ce que l’on pourrait qualifier d’une ombre collective. Je pense avoir assez précisé jusqu’à maintenant les sujets abordés par ce genre de film : étouffement de l’individu (à l’existence cosmique) relégué par le masque et l’identification sociale qui en découle automatiquement, à une simple fonction, spécialisation, objectif et pâlement extérieur donc énergiquement extraverti, bloquant et étouffant toute libido. Conventions sociales et mouvements de masses prônés en tant que lois universelles. Labyrinthe dans les jeux de masque, perdition, besoin de repère, crispation intellectuelle débouchant sur un non-sens absolu à force de vivre dans des inventions unilatéralement morales, amenant à une profonde perte de l’instinct, relativité dans l’absurde, impression de vivre dans une grande mascarade. C’est dans ce grand jeu, où l’acteur, le “héros”, ne sachant trop bien qu’il doit mentir pour jouer, se complait dans une soi-disant “lucidité” qui ressemble plus à un excès de fatigue et d’air blasé. La question de la finalité, c’est-à-dire du but dans le type d’art nihiliste mène forcément à l’absurde au sens fermé, c’est-à-dire une non-finalité, un blocage, se soldant souvent par une grande déprime, d’oubli volontaire dans l’alcool, ou encore un renfrognement de la fixation devenue maniaque, car basée sur une peur de ce qui se cache en dessous.
Voilà pourquoi au jour d’aujourd’hui l’art nihiliste qui autrefois pouvait être entendu en tant que morsure concrète, tragédie cathartique, théâtre de la cruauté, véritable cauchemar éveillé remettant les pendules à l’heure, est aujourd’hui absolument révolu, puisque cela est devenu quelque chose d’absolument banal et de commun, un style grand public. Un art qui n’allume plus les feux, ne choque plus, ne réveille plus, mais participe à l’endormissement général, comme si au fond la seule solution était d’en finir, que finalement tout parlait d’en finir, c’est-à-dire de la fin, car tout le monde sait que plus rien n’a de sens, que jamais rien n’a eu de sens, et c’est là la problématique du nihilisme. On pourrait presque dire avec humour que dans notre ère du temps, faire un film optimiste pourrait paraitre contestataire. Et c’est là ou artistiquement cela pose problème.
Je qualifie cette “tristesse mélancolique” de matérialisme, car le matérialiste s’enfonce dans une tristesse blasée qui décide par abus de volonté de se renfermer dans un état de non-émerveillement fâcheux envers l’horreur qui l’entoure (une fermeture tiers-exclus), état hivernal de mort, dégoûté, désabusé, écoeuré du monde, ressassant les bêtises, cette sursaturation d’un trop lourd et impossible, d’encore et encore infini, qui ne s’arrête et ne s’arrêtera jamais. Le matérialiste est un être en dépression, qui s’approche de la mort, qui s’approche justement de ce que la volonté ne peut manipuler, c’est-à-dire la fondamentale réalité, tout en restant univoque et non contradictoire, rejetant le dynamisme de la réalité, comme lui montre chaque jour la nature à travers ses saisons, traversant la mort hiver pour renaître printemps chaque année. Le matérialiste n’a pas le courage de s’offrir à la mort, il vit éternellement dans la mort, c’est-à-dire une sorte de mort vivante. Enfoncé et engourdi dans la relation de transfert entre lui et le monde des objets, car pour lui tout l’univers psychique est à l’extérieur, toute la folie du monde n’est pas en lui, mais en l’autre, voilà pourquoi son discours est le plus souvent politique.
Les principales qualifications du matérialisme étant justement un bornement à ce qui est purement extérieur en tant qu’objet face à l’être, c’est à dire limitation à un état de transfert régressif, bloqué dans des raisonnements du classicisme du 19e siècle. Ainsi le monde devient forcément froid, morne et dur, au fond, il ne reste plus que le Dieu du regard, ce regard extérieur, objectif, qui règne comme maître. Qui suis-je moi pour les autres, c’est-à-dire à la troisième personne. Fermé sur l’image abstraite d’un soi-même, et ce dont le miroir renvoie dans la collectivité. Il n’y a plus d’individu au sens d’unité psychique, mais des groupements de masse, qui se reconnaissent à travers des nomina, des identités de fonctionnements, qui telles des vagues s’entre choquent entre eux par manque à jouir et jalousie réciproque de pouvoir capter les essences psychiques contenues dans l’un et l’autre, c’est-à-dire et c’est précisément ici où il faut entendre l’importance du mot matérialisme, un état de projection purement matériel menant à une sorte d’état léthargique régressif dans lequel l’espoir et l’espérance se retrouvent dans le lointain et l’inaccessible du matériel à posséder (volonté de puissance), les vacances du rêve, les voyages des mystères, les rencontres passionnantes, où toutes les potentialités du monde intérieur se retrouvent éclatées et lancées dans le plus lointain matérialisme d’activité extérieure, truffées de déception et d’attente manquée débouchant évidemment sur une plus grande désillusion blasée de nihilisme.
Pauvre M. Oscar, cet homme presque épuisé, se maquillant sans cesse devant son miroir brisé, dans une fausse vie masquée d’arrangements, à fuir, travailler, s’arranger, s’organiser, les rendez-vous, les gens, la famille, communiquer, travailler, la famille , parler, ces hommes, cette modernité, devenue volonté, un devoir du faire, tout faire, derrière le masque, d’au fond ne pas savoir faire, comment faire, savoir quoi faire, pas le dire, cacher, manigancer, fumée, brume, oublier, tout ça dans la grande journée, pour rentrer, découragé, fatigué, dans cette maison, le sac-poubelle de la modernité, la cabane des singes du saint nihilisme. Ce vide sourd dans lequel la spiritualité bon marché se vend comme des petits pains.
On en vient à un étouffement de nihilisme, un étouffement de vide, mais un vide qui devrait rester volontairement vide, on ne voudrait pas que quelque chose s’oppose à lui au fond. Il faut garder le contrôle, mais quel contrôle, et qui contrôle ? Tout s’oublie, et tout se rappelle, face à cette vérité mise en lumière, ce miroir artistique, cette ombre illuminée en pleine face, devant le mensonge de la société, la tricherie morale, face à la responsabilité humaine (cosmique). Ce nihilisme mis en lumière est difficile à digérer, car il en manque la face lumineuse, l’or caché dans ce détritus nauséabond, et c’est cela que je reproche à ce genre d’oeuvre, même si on peut entrevoir cet or, même s’il n’y a aucun doute que Leos Carax est un génie plus que respectable, sa manière de tout détruire dans l’abime du noir et de l’ombre, ce manque de mise en lumière, le fait qu’il n’y a clairement pas de catharsis à la fin, contrairement à des oeuvres horribles et insupportables, des oeuvres Théâtre de la Cruauté comme The Holy Mountain de Jodorowsky pour sa grandeur, cette volonté de devoir passer par toutes les faces de l’horreur et de les transcender le plus possible par la lumière, même Dogville de Lars Von Trier pour sa subtilité, son intelligence de la démonstration par la simplicité même d’un pacte diabolique poussé à l’extrême jusqu’à la catharsis, au contraire de ces oeuvres qui se battent pour la vie, on pourrait croire que Leos Carax s’est laissé abattre, a abandonné la partie et s’est laissé vaincre par le diable en disant ouvertement que non, il n’y a plus rien… Ce nihilisme-là est tellement conforme et ordinaire à l’époque qu’il en est forcément un art toxique, décadent. Je conclus avec la fin de Holy Mountain qui peut paraitre si frustrante et qui pourtant appelle ouvertement (contrairement à Holy Motors) au tiers inclus, au paradoxe, et non à l’univocité de la mort et du nihilisme. Cette non-contradiction nous résiste au plus haut point du fait de l’histoire occidentale, c’est-à-dire notre culture et nos morales d’exclusions, de séparations.
Voilà pourquoi, peut-être, qu’aujourd’hui l’art nihiliste est arrivé à son terme, est devenu décadent, et que si révolution artistique il y a, elle sera sûrement “optimiste”, “ou ne sera pas”…